mercredi 29 décembre 2010

Des sourires et des hommes - sur la comédie romantique


On entend par "comédie romantique" la constance d'une structure narrative et d'un rythme propre à ce genre qui a peut-être plus de mal qu'aucun autre genre à se renouveler parce qu'il ne prend sens qu'en imposant par la répétition sa version du monde et de l'amour. De nos jours la comédie romantique est donc astreinte à ce retour du même avec parfois une once de considération pour ce qui change dans les rapports homme-femme. Elle semble vouloir prescrire une certaine direction dans le changement, se nourrissant du réel et l'influençant (comme si l'influence du cinéma ne pouvait s'exercer qu'à ce niveau malléable plus que les autres : le désir entre femme et homme), tout en étant toujours dans le hors-sujet, le hors-réel propre à la fiction. L'émergence de la publicité à même les comédies romantiques, comme autant de repères communs à la fiction et à notre réalité, joue de cette ambiguité-ci.

Le genre de la comédie romantique est en soi un handicap, un fardeau que réalisateur et acteurs acceptent de porter ensemble et qui ne sert qu'à être transcendé, dépassé. Une comédie romantique n'est pas appréciée pour le respect des codes qu'elle se doit de respecter pour être une comédie romantique mais pour la façon dont elle s'arrange avec ses codes, dont elle fait preuve d'audace malgré les codes. C'est en cela que l'on vante souvent les mérites des comédies romantiques "originales", se situant dans un entre-deux où elles sont à la fois classées et inclassables dans leur genre.

Le plaisir qu'exacerbe la comédie romantique, plus que tout autre genre, est qu'elle nous fait vivre une expérience close, c'est à dire que notre intérêt pour le film se termine précisément lorsque le film se termine. le film se désintéresse de ses personnages en même temps que nous. L'histoire est en un sens consommée, jetée en même temps qu'elle nous jette.
Or la clôture d'une comédie romantique reste ambiguë et c'est là toute la force de ce genre: il nous donne à voir ce qu'il y a avant que tout commence, avant que la relation enfin acceptée par le monde ne commence. Elle nous présente les origines du début, ce moment où deux êtres charismatiques décident de former un couple charismatique comme une façon de céder à l'attente du spectateur qui ne désire que de voir le couple enfin formé. Ce moment où ils ne sont pas encore perdus l'un dans l'autre et où il y a encore assez d'enjeux de lutte pour faire un film. Une fois le couple formé, un travelling arrière s'éloigne symboliquement d'eux comme si leur histoire, exempte de luttes, n'avait plus rien à nous dire et se perdait dans la rumeur de la foule qui regorge de mille autres histoires. Le couple réintègre cette normalité synonyme d'harmonie, de lien apaisé entre lui et le monde; le monde devient euphoriquement à lui.

Le film avance sur des évidences à imposer, à faire surgir. Il y a d'abord l'évidence de l'ignorance : il est normal que nous ne nous connaissions pas, nous ne sommes pas du même milieu mais nous devons quand même traiter ensemble pour affaire.
Puis l'évidence de la reconnaissance : je me rends compte que c'est toi que j'attendais, le monde t'a fait prostituée et moi homme d'affaires mais j'ai su te reconnaître par-delà les contingences.
Enfin l'évidence de la lutte : je suis marié, j'ai une situation mais tu passes avant tout le monde, reste à le faire comprendre à ce "tout le monde". La comédie romantique se termine lorsque la lutte pour la reconnaissance par le monde prend fin. Ce "monde" c'est: le milieu social de l'un ou de l'autre, la famille officielle où encore l'un des deux protagonistes (l'Homme en fait) qui est attaché à sa vie d'avant, issu de ce monde qu'il a intériorisé, et qui en le réintégrant comprend que sans la Femme cela sera insupportable. La Femme est très souvent celle qui jusqu'au bout reste fidèle à l'idée de leur couple comme projet à venir et à construire. La trahison vient par l'Homme, c'est son mouvement, son éloignement et son retour qui font le film, la Femme est ce par rapport à quoi l'Homme se déplace. C'est lorsque lui décide qu'il est amoureux que le couple peut enfin se désigner comme couple. (Pretty Woman, Avanti!, Ariane, Le mariage de mon meilleur ami, Sabrina, L'Amour sans préavis, etc.)

Notons que (à ma connaissance) la seule fois où les rôles se sont intervertis et où la Femme a eu le culot d'avouer ses sentiments (qu'elle pensait partagés) à son meilleur ami qui s'apprêtait à se marier, celui-ci lui a reproché de tout gâcher, et la fiancée a insulté publiquement la Femme. Le mariage de mon meilleur ami, comédie romantique d'une rare violence, se terminant sur un slow entre vieux amis pendant que le couple fraîchement marié partait en lune de miel.

Il y a plusieurs fins possibles à une comédie romantique
- il y a très souvent le départ de la fin, la Femme a accepté un travail à l'autre bout du monde et l'Homme s'est tardivement rendu compte que deux ans sans elle ce serait impossible: il n'est plus à ce qu'il fait mais est parasité par la pensée de ce qui se passe au moment même où il vaque à ses occupations habituelles, conscient d'une synchronicité qui lui est insupportable: "elle est avec ses valises en train d'embarquer et moi je travaille sur le dossier de Madame Butler, c'est insensé". Faute de pouvoir suspendre le temps et rejoindre la Femme il y a une accélération du rythme jusqu'à l'arrivée l'aéroport (avant c'était plutôt la gare), retrouvailles et suspension du temps : "ne dis rien, je me suis rendu compte que"/ "je suis à côté de toi dans l'avion, surprise", mieux encore, dans un accès d'euphorie, le message public que tout le monde peut entendre, la Femme oscille entre la honte et le ravissement(Coup de foudre à Notthing Hill). Parfois le message peut être crypté, compréhensible qu'aux seuls protagonistes (Vacances romaines)

Il peut aussi y avoir l'option plus réaliste du "je t'attendrai pendant ces deux ans, compte sur moi", une sorte de compromis un peu décevant qui fait gagner ex aequo les obligations triviales des uns et des autres ainsi que l'amour qui devient alors raisonnable, apaisé, supportable à distance, deux ans passeront, la lutte devient vaine lorsque l'on peut faire des compromis.

Notons que l'ambiguité se poursuit dans un autre domaine : nous assistons à deux types de rencontre et de relation, une sorte de va-et-vient entre la rencontre des personnages fictifs et celle des acteurs réels. Il y a le plaisir de voir X et Y lentement s'attacher l'un à l'autre mais aussi de voir Cary Grant tomber amoureux d'Audrey Hepburn. La comédie romantique est un genre qui possède aussi ses personnages-types incarnés par des acteurs-types qui jouent plus qu'ailleurs leur propre rôle. La raison en est que la comédie romantique est le genre qui met en scène les histoires les plus probables, celles qui auraient presque pu arriver à ses acteurs : Hepburn (les deux) et Grant (Cary et Hugh) ou encore Julia Roberts, Meg Ryan, Sandra Bullock, Gregory Peck.

Il faudrait aussi évoquer l'apparition de l'anti-héroïne (Bridget Jones, Broken English), des comédies romantiques chorales (Love Actually, Valentine's Day), des histoires entre femme et fantôme (L'aventure de Madame Muir), des "je tombe amoureux sans te connaître" (Nuits blanches à Seattle), la comédie romantique féministe (Une éducation) et de tous les films qui parlent d'amour sans être pour autant des comédies romantiques.

vendredi 12 novembre 2010

Femmes Alpha


"C'est un fait incontestable que dans un film de cinéma, il n'y a sur l'écran aucun être humain vivant. Mais il y a un quelque chose humain, différent de tout ce que nous connaissons. Nous pouvons nous en tenir à notre description simple de ce quelque chose humain comme "en notre présence tandis que nous ne sommes pas dans la sienne" (présents devant lui parce que nous le regardons, mais non pas présents pour lui)[...] Et Humphrey Bogart était à la fois un acteur talentueux et un sujet saisissant pour une caméra. C'est le cas pour certaines personnes; mais il y en a si peu qu'il est surprenant que l'on continue à utiliser le mot "acteur" au lieu du mot plus beau et plus juste de "star"; les stars, les étoiles, ne sont faites que pour être observées de loin, après coup, et leurs actions prédisent nos projets. Pour finir, nous devons remarquer dans quel sens la création d'un interprète (à l'écran) est aussi la création d'un personnage - non pas ce genre de personnages que crée un auteur, mais celui que sont certaines personnes réelles: un type."
La projection du monde - Stanley Cavell

Bette Davis et Joan Crawford sont les deux seules actrices qui arrivent à littéralement me terrifier à l'écran, elles seules peuvent se permettre d'écarquiller les yeux de colère comme peuvent le faire les mères, elles seules me donnent envie de rallumer la lumière pour me rassurer en rendant visible le monde pauvre et plus "réel" qui est autour de l'écran, ce regard et cette colère étaient donc pour de faux. Est-ce que Marilyn ou Tippi Hedren peuvent se permettre de faire autre chose qu'une moue ravissante? Il y a bien quelque chose qui change avec ces femmes-là. Elles seules, avec Barbara Stanwick, arrivent à inspirer des rôles de "femme alpha" aux réalisateurs. En leur présence, le monde hollywoodien se renverse, l'équilibre s'inverse, les hommes ne sont plus au milieu de rien mais gravitent autour de ces beaux monstres, Hitchcock n'aurait jamais pu les filmer, elles l'auraient écrabouillé. Un film devient le monde de Joan ou celui de Bette, tous s'inclinent à l'unisson, et ce qui devait correspondre à leur ego surdimensionné se trouve tout à coup justifier par la première image; elles savaient ce qu'elles faisaient en voulant le meilleur pour elles-mêmes; c'était d'ailleurs toute une industrie qui travaillaient à leur épanouissement professionnel. Jeunes ou moins jeunes dans leurs films dans mon esprit elles n'arrivent à être ni mère, ni midinette, ni femme amoureuse, ni vamp, et tout le long du film on ne pense qu'à leur dire "non pas toi Bette/Joan, tu sais que ça n'est pas toi ça, arrête de me faire marcher", elles deviennent crédibles lorsqu'on renonce à leur attribuer leur rôle pour les prendre telles quelles, interminablement elles-mêmes.
Bette Davis inspire le plus souvent un type nouveau, en marge des types bien connus: celui de la garce, celle qui impose ses caprices aux autres, celle autour de laquelle vient s'ajuster le reste de l'histoire. Joan est une mère infiniment douce mais irascible, son visage est fait pour les extrêmes. Je parle de ça parce que je regardais des photos de Joan Crawford et que je viens d'être excessivement émue en furetant dans ces archives http://www.legendaryjoancrawford.com/photos.html , essayant de reconnaître dans le visage de vamp des premières décennies, le visage plus reconnaissable, brancusien, aux sourcils larges, foncés et à l'arcade sourcilière se poursuivant sereinement jusqu'à la naissance du nez, enfin les lèvres larges et ovales. A travers l'ordre chronologique des photos c'est un visage qu'on voit pousser, c'est quelque chose d'assez rare chez les actrices mais d'émouvant à constater: Bette et reconnaissable à chaque instant, elle à ce je ne sais quoi d'ironique qui la poursuit à chaque image. Joan est comme Nathalie Baye ou Juliette Binoche qui dans leurs premiers films ne se doutent pas encore de la forme définitive que prendront leurs visages. Ce n'est pas seulement la peau qui mûrit, c'est l'ensemble qui change radicalement et presque tragiquement, comme on se retrouve à avoir les cheveux blancs à force de soucis. Je ne sais pas ce que nous disent ces vieilles photos d'un monde qui n'existe plus mais qui est quand même assez jeune pour imposer ses images, je ne sais pas dans quel but intime on prenait autant de photos de ces acteurs. Prosaïquement je répondrais: pour les magazines. Ou alors je le comprends très bien et je vois cette masse de photos comme le moyen de remédier à l'insuffisance physique de la star et inhérente à tout être humain: limitée dans l'espace et dans le temps. Ces photos ne peuvent que la renforcer, faire en sorte qu'il y ait l'illusion d'une persistance en la démultipliant et en la figeant; malgré l'absence les photos parlent encore de Joan, il se dit encore des choses à propos d'elle, des choses qui ne pourrissent pas avec le temps ou sous l'effet d'un "téléphone arabe", mais se perfectionnent dans leur capacité à se conserver: où étaient ces photos avant de pouvoir atterrir sur ce blog? "L'enregistrer sous" c'est la renforcer considérablement. Le monde anciennement présent qu'une seule de ces photos fait surgir dans sa totalité est choquant. Tout est là, tout est restitué par l'imagination, les limites du cadre de la photo sont des limites avec lesquelles on peut négocier pour qu'elles se prolongent. J'ai aussi l'impression que ces photos et les présences qu'elles restituent ne fascinent pas seulement et que personne n'est dupe d'une claire portée morale, d'un appel au calme à propos desquels je dois réfléchir.

Ca me rappelle une anecdote: Emile, en passant par là pendant que je regardais "Qu'est-il arrivé à Baby Jane?" a trouvé Bette Davis flippante en me disant qu'elle ressemblait à la sorcière dans Blanche-Neige...alors que c'est justement Joan Crawford qui a inspiré la sorcière dans sa version "jeune". Il parlait de cette Colère.


j'ai dû allumer la lumière pour chercher cette photo de sorcière tellement elle me terrifie encore

jeudi 4 novembre 2010

Arrogance du présent - Les amours imaginaires / La vie au ranch

"une évaluation exprime une attitude envers une oeuvre, une manière de la voir, et elle exprime aussi les raisons censées justifier qu'une telle attitude est appropriée." Monroe C. Beardsley, Esthétique contemporaine, Vrin

On a tous connu des personnes qui énervaient par réputation, avant même de les avoir rencontrées, les Amours imaginaires de Xavier Dolan est un film de cette espèce-là: interview, critiques, affiches, "on-dit" et bande-annonce nous dissuadaient presque d'y aller tellement c'était évident qu'on irait. C'est un film qui jusque dans sa démarche énerve, on peut le prendre comme on veut mais un garçon de vingt ans nous apprend soudainement qu'agir, créer, est la vraie intelligence. C'est un de ces films-évènements en ce que les critiques ou plutôt les opinions des gens ont pris en compte des facteurs qui ne doivent pas figurer dans une critique, en première position : l'âge insultant et l'arrogance de son réalisateur, se doublant d'arguments de vieux cinéphiles blasés et/ou frustrés. Un spectateur averti arrive à peu près à prévoir ce qu'il aura devant les yeux, la bande annonce extrêmement esthétisante en disant déjà beaucoup, la campagne d'affiche d'une très grande beauté aussi. Bref, même avant d'avoir vu le film on était agressé par cette impression étrange et dérangeante d'être en contact avec une oeuvre non identifiée, échappant à un paquet d'étiquettes censé rendre ce film redoutable, inoffensif: "hype" mais plus que ça, "un film de bobos" mais plus que ça encore.

En regardant les Amours imaginaires nous entrons en contact avec un film d'une beauté outrancière, presque trop facile puisqu'elle convoque des effets cinématographiques un peu grossiers parce qu'efficaces et dont personne n'est dupe : le ralenti, l'ajout d'une musique extérieure à la scène, le travail obsessionnel sur la couleur, ses contrastes, ses harmonies.
Je me suis posée la question: pourquoi les Amours imaginaires ne m'énerve pas, ne me crispe pas comme il aurait dû le faire et comme arrive à le faire un certain cinéma qui va toujours de pair avec un discours autiste sur la jeunesse comme dans La vie au Ranch? Je vais tenter d'y répondre de manière argumentée et ordonnée.
Les Amours imaginaires est une prise de paroles qu'à tort ou à raison on pense être le portrait de son réalisateur, peu de gens semblent vouloir distinguer le film de l'homme, ne comprenant pas que le film échappe à la mesquinerie et à l'arrogance qu'on voudrait lui prêter. C'est donc une prise de paroles peut-être trop propre, trop studieuse, et l'on peut considérer que Xavier Dolan est trop méticuleux, qu'il désir occuper de manière hystérique tout l'espace cinématographique alloué pour chatouiller d'un peu partout le spectateur. Par sa maîtrise esthétique il n'y a jamais de doute sur la forme qu'aurait pu prendre cette prise de paroles: alors qu'on préférerait parfois que Christophe Honoré fasse des romans plutôt que des films, Dolan sait un peu trop bien ce qu'on peut faire avec le cinéma. Très lucide et très exalté quant à sa liberté, il agit en maître tout-puissant, maîtrisant la bande son, les costumes, les dialogues, comme on aurait le défaut de tout mettre dans un premier roman, c'est d'ailleurs ce qu'on lui reproche. A cela je réponds qu'à aucun moment la performance ne s'éloigne du propos, à aucun moment l'histoire ne devient prétexte, à aucun moment il ne se regarde filmer. Il n'y a pas de contemplation infligée mais au contraire des séquences courtes, comprenant qu'on ne marque pas sur la longueur, mais toujours fugitivement. Il y a dans cette rapidité de succession peut-être des influences moins avouables que celles avouées, comme l'esthétique de la vidéo musicale qui concerne directement sa génération,et qui est un art qui a son autonomie et ses qualités. D'autre part, il n'y a bien que dans un film qu'une telle toute-puissance est possible à propos d'un sujet où prédomine l'impuissance, l'illusion, le dégoût des autres et le mépris de soi. La splendeur de la forme vient parée la misère avérée du propos.

C'est une autre maîtrise qui concerne La vie au ranch, celle des moyens cinématographiques de se rapprocher d'un effet de réel pour feindre non pas l'impuissance mais l'abandon héroïque, assumé, odeur pyjama: que la caméra soit là ou pas la situation aurait été la même. Retour aux exaltations primaires à propos de l'art : "oh comme c'est ressemblant", de part et d'autre la même vacuité. Et bien parfois on préférerait que la caméra n'y soit pas, que des réalisateurs qui s'inclinent devant le réel brut fasse plutôt leur travail de sélection et de mise en ordre du réel: qu'est-ce qui mérite d'être montré ou d'être caché? Plutôt que de contempler avec fascination l'extrême correspondance du vide fictif avec le vide réel. "C'est trop ça", aurait pu être le titre de La vie au ranch, le cinéma n'a jamais été allumer une caméra et voir ce que ça donne, ni donner cette impression là; on sait que l'artifice ne compromet en rien la vraisemblance, l'idée que "cela pourrait être vrai". Il ne fallait donc pas hésiter à travailler le dialogue, travailler une possible histoire un peu intéressante qui aurait saisi ce que le film prétend saisir : l'énergie pas encore canalisée et complètement abrutie de la jeunesse. Nous avons de toute façon de chaque côté deux postulats de départ extrêmement différents:
L'entreprise de la Vie au Ranch: je viens d'avoir un enfant, j'éprouve le besoin de revoir à travers un film mes 20 ans. Entreprise molle, ambiguë dans ses intentions : pure fiction ou documentaire? Parce qu'on se rapproche d'un mauvais épisode de Strip-Tease, avec cette fausse modestie qui caractérise les propos de la réalisatrice, comme si faire un film était un acte mou, improvisé, qui par une sorte d'alchimie allait produire ce miracle d'énergie.

Malgré les multiples ambitions dont rend compte les Amours imaginaires tout s'unifie dans cet unique but assez rare à présent, de nous faire vivre une expérience esthétique qui dans sa simplicité et sa beauté respecte et révèle un petit bout de réel. Ce dont il s'agit c'est de l'amour imaginaire, celui qui se passe entièrement dans la tête de celui qui aime en interprétant n'importe quoi comme des signes de réciprocité. Ce n'est que comme cela qu'il faut comprendre l'esthétisme appuyé du film: car c'est sur ce mode lyrique et malade que se vit cet amour, le ralenti+stroboscope entrecoupé d'oeuvres de Michel-Ange+"Pass this on" des Knife, cela fait beaucoup mais le réel semble parfois approcher ce genre de délire romanesque, d'une beauté que j'estime pour ma part suffocante. D'ailleurs la sublimation ne dure que le temps de la première partie, celui de la séduction, des effusions. Dolan abandonne vite le ralenti, preuve en est que l'abus de certains effets dont on l'accuse servent à chaque instant le propos du film.
Derrière la forme excessivement actuelle, générationnelle et "à la mode", on se surprend à dégager une histoire de désir, derrière ces accoutrements pop, on extirpe du film un squelette mythologique (on a parfois l'impression que le film est une adaptation à la lettre des Fragments d'un discours amoureux) dont Xavier Dolan, malgré ses jeux d'artifices, ne s'éloigne à aucun moment.
Les Amours imaginaires partage avec La vie au Ranch et Lol (Juliette me faisait remarquer que c'était la même structure entre La vie au Ranch et Lol) une même répartition des lieux fêtes et-ou concerts/partie de campagne ou dépaysement, comme si pour la jeunesse il n'y avait plus que ce semblant de mouvement à vivre. Mais là où la fête se pense dans La vie au Ranch comme l'éternel et positif bégaiement d'une jeunesse qui n'a rien à dire ni à se dire, il est dans les Amours imaginaires un moyen pour la rencontre, pour les retrouvailles et pour le don: le cadeau que l'on offre en pensant qu'en faisant plaisir on se rend désirable. La fête est aussi le lieu de l'ultime revanche où le désir, ce grand désir, pense devenir autre et se renouveler victorieusement en changeant d'objet, sans comprendre que le manque est plus profond. Mais je ne vais pas sortir le blabla presque habituel sur le désir, le manque et l'amour et qui est parfaitement exprimé ici à propos du film : http://spectresducinema.1fr1.net/conversations-autour-des-films-f1/les-amours-imaginaires-x-dolan-t619.htm
Pour une fois la fête n'est pas le lieu du rassemblement festif et grégaire (La vie au ranch), qui peut s'avérer être plaisant à regarder dans tout ce qu'il a d'euphorie et d'abandon, mais c'est négliger le versant misanthrope, tourné vers soi et ses desseins, de la fête, celui de l'insociable sociabilité, que dépeint parfaitement les Amours imaginaires.
La beauté plastique du film énerve à bien des égards, je l'ai déjà dit, par la facilité des procédés utilisés par Dolan mais aussi par l'inévitable pente de l'émotion dans laquelle nous sommes entraînés. Les amours imaginaires aurait pu tomber dans l'insuffisance clipesque, être la trame-prétexte reliant entre elles une série de performances esthétiques. Trame qui aurait au moins eu le mérite d'exister contrairement à La vie au ranch qui a les insuffisances des situations qu'il restitue: au mieux on trouve cela sympathique mais derrière l'apparente actualité et fraîcheur du film persiste l'ennui et la médiocrité, celle qu'on ne va pas chercher au cinéma mais qu'on fuit en y allant. J'entendais parler de la volonté de restituer parfaitement la cacophonie juvénile: on a déjà vu des gens parler tous en même temps au cinéma, Tati, Fellini ce n'est pas très nouveau et ça avait du sens. Ce désordre auditif se double d'un désordre visuel où l'on ne sait pas quoi regarder entre tout ce qu'on ne veut pas regarder, comme s'il manquait quelqu'un au premier plan et que le film était une sorte de toile de fond à personnaliser.
La vie au ranch
se targue d'être une sorte approche behavioriste, non psychologisante, où tout doit être déduit, interprété par le spectateur: oui alors ce bruit toujours tout le temps, est-ce bien la peur du vide? La superficialité a déjà atteint des sommets de profondeur, mais là je ne pense pas. Je ne vois pas où est la peur dans ce film parce que je sais qu'il est possible de vivre comme ces filles vivent, toujours au creux héroïque du présent, jamais dans la peur. Elles sont sympathiques et sûrement intelligentes, il en a même une qui s'est sentie obligée de dire qu'elles ne vivaient pas comme ça "on lit des livres aussi". Je n'en doute pas, elles sont entières autant qu'elles sont narcissiques et autant qu'elles croient en l'amitié. Bref la peur du vide est ce qui pourrait être dit de beaucoup de choses une fois qu'on tombe dans la sur-interprétation.
En résumé nous avons dans les deux cas une même génération dépeinte, d'un côté l'ambition totalisante du film est permise qu'une fois que l'on admet l'intranquillité qui travaille au corps ses personnages. De l'autre, un film fait passer son immaturité, son manque d'ambition et de propos comme étant le sujet du film. Les amours imaginaires est une prise de parole arrachée au monde et que je considère a posteriori infiniment salvatrice, importante et justifiée.

mardi 26 octobre 2010

La Vie au ranch




« Il y a des terreurs que je ne veux pas subir. »
Paul Gadenne


Quand un film est mauvais, pour dénicher la nécessité d’en parler, je connais bien cette tendance valable qui consiste à le rendre dangereux, à faire que sa nullité soit au moins porteuse de quelque chose de grave, d’un travers de la société, d’une dérive discrète ou au contraire d’une énormité qui passe. 
Et mine de rien, sans trop d'arrogance pourtant, La vie au ranch a l’agressivité de ces choses qui aplatissent, celles qui se pensent dispensées de donner une forme et du sens à ce qu'elle saisissent et qui propagent donc ce vide fidèlement, presque avec militantisme, comme si des choses se disaient et existaient là où chacun joue en fait à mimer ses travestissements de dilemmes psychologiques à deux balles, à fomenter d'impudiques péripéties, ternes comme un thé dont on n'aurait jamais changé le sachet.

.

jeudi 19 août 2010

La vie de bohème - Kaurismaki




Un écrivain, un peintre et un musicien se rencontrent par hasard et par nécessité, locataires peu fiables qui se succèdent, clients fraternels qui partagent un plat de brasserie. Leur vie de bohème a l'amertume du prix à payer pour vivre en cohérence avec ce qu'ils sont : l'argent manque et même lorsqu'il est là, sonnant et trébuchant, il annonce déjà la précarité de ceux qui le dépensent sans organisation ni sens des priorités, au service d'une belle vie éphémère qui n'assure pas les bases de la survie. Mais quel intérêt y aurait-il à manger pour survivre, à se loger pour réchauffer un corps ? La vie de bohème brise l'apparente évidence des vies rangées, jusqu'à l'excès elle substitue à la stabilité et au confort la précarité et l'insouciance. S'il y a de la nourriture elle doit être belle, elle ne doit pas avoir la modestie du compromis ou la tristesse de la misère ; cette exigence d'esthète est aussi celle de Kaurismaki, de son cinéma que l'on dirait fait de belles gravures animées, d'un dépouillement qui n'est plus tant une insuffisance qu'une façon, pas comme une autre, d'être. L'essentiel émerge lorsque les structures matérielles reines déclinent : l'étrange amitié des trois artistes, leur entraide naturelle et l'amour de Mimi, amour déroutant et crasseux qui se savoure et se comprend précisément dans ce dénuement. 

La vie de bohème ne dit rien ni ne propose aucun modèle : il n'y a pas de génie dans les tableaux du peintre ou dans les lignes de l'écrivain, il n'y a au fond aucune raison d'admirer leur dévouement borné d'artistes, c'est de leur liberté dont nous parle Kaurismaki, une liberté douce et amère dans laquelle l'homme ne s'oublie pas lui-même.

vendredi 13 août 2010

Aimer les hommes / Prêt-à-porter de Robert Altman



Ancienne critique qui n'a plus de patrie et qui donc trouve un intérêt à être republiée ici. J'aimerais un jour écrire plus en détails sur le cinéma d'Altman.


Short Cuts c’était déjà ça : pas d’intrigue, pas de «attention ça commence » ni de «c’est fini» parce qu’Altman a dans l’idée que le film doit faire semblant de continuer sans nous, hors-caméra, et nos propres vies aussi; on ne décide pas de la fin, on prend tout, on avale même quand on a plus faim, c'est ce que le film arrive à saisir de nos propres vies.
Short Cuts c’était déjà aussi ça : on prend la crème de la crème des acteurs et on les fait jouer de telle sorte que l’on se rappelle subitement à quel point ils sont respectueusement à notre service et qu'il n'a jamais été question de les aduler un jour, ou en tout cas de simplement les aimer pour leur capacité à imiter si bien l'homme, à cristalliser trop de choses en lui en une simple gestuelle.
Altman adopte le point de vue d’un Dieu bienveillant et amoureux de ses créatures; il pardonne tout et montre pourquoi il pardonne : parce que les gens sont uniques, inconséquents, touchants dans leurs bêtises d’adultes. La caméra est celle qui prend les hommes en flagrant délit et qui leur dit «regardez ce que vous avez fait» vous êtes à l’origine de cette mascarade démentielle qu’est le milieu de la mode. Il dit aussi, au fond, humanité, tu n’es belle que dans ton inattention, dans ton abandon, tu foires tout ce que tu entreprends, ta beauté t’échappe et elle n’est beauté que parce qu’elle t’échappe : tu es belle en peignoir, tu es belle dans ta faiblesse, tu es laide quand tu contrôles, quand tu penses contrôler.
C’est officiellement «voilà la Mode», cet édifice plutôt solide, ce monstre avec des règles (le défilé des crédits dans le générique de fin est spectaculaire) et officieusement «voilà les hommes», faibles, lâches, inconséquents, infidèles, vaniteux.
Il y a la Mode, cette institution devenue autonome, qui échappe et avale tout le monde, qui possède ses propres ouvriers et ses clients, et un réalisateur qui décide par l’imaginaire de faire de ce qui lui est étranger son propre miel, d’investir les lieux en présence d’hommes et de femmes, de corps et d’histoires, et de foutre réellement le bordel à la fashion week.

Altman s'il dénonce ne dénonce qu'en montrant sans jamais souligner grossièrement (même si montrer c'est déjà souligner), il ne fait qu’une grande guirlande de bonhommes en papier crépon où en détails il ne raconte rien d’important mais où l'ensemble dit tout: il dit «la vie c’est une suite d’anecdotes à raconter», Altman ne fait en réalité que poursuivre avec les moyens du cinéma les décors, les images, les atmosphères que Raymond Carver essayait de planter dans nos têtes avec ses nouvelles, mais aussi «la mode c’est encore de la vie, encore de l’homme». Le film d'ailleurs possède les vertus de l'anecdote et délaisse ses insuffisances, dense et réjouissant comme elle, mais préférant la longueur d'une fresque, de l'idée de film choral poussée jusque dans ses retranchements, plutôt que sa frustrante brièveté.

mardi 3 août 2010

Petites notes sur La Prisonnière du désert de John Ford (1956)


Les scènes dans les villages sont tournées dans des studios, et cela se sent à l'oeil, pourquoi?
1) à cause du trop grand ordre qui se fait sentir dans les décors de studios. La nature nous suggère qu'elle divague, elle est imperturbablement tournée vers elle-même et de ce fait elle n'est pas pratique ni décorative mais désordonnée et rigoureuse. On tourne avec la rigueur qu'elle nous impose, et d'ailleurs l'aridité de la nature est l'un des ingrédients nécessaires du western. De ce fait le décor de studio ne peut que sonner faux : son ciel est d'un bleu sans profondeur, sa végétation et ses minéraux sont ridiculeusement pauvres, peu virils, positionnés de telle sorte qu'il laisse la place à une aire de repos. Un homme ne peut pas reproduire à taille réelle la nature, il ne peut pas en reproduire son ordre dans le désordre, il manque d'une vue d'ensemble, il manque de temps pour nuancer ce bleu mort censé donner le sentiment du ciel, il manque d'ambition, il préfère pour lui l'arbrisseau au sage et énorme platane.

2) On se sent très vite limité par le cadre, quelque chose du décor donne l'impression qu'en dehors du cadre rien n'a été décoré et que la technique nous attend. On sent la circularité du décor construit tout autour de la caméra qui, par une sorte d'avarice, prend pour limite tout ce qui ne va pas être filmé. Il suffirait d'un léger mouvement de caméra pour tomber sur du vide. Pourquoi recréer entièrement un désert pour deux trois plans fixes? L'imaginaire recolle les morceaux, devine le hors-champ. Ce serait comme une jupe PRESQUE trop courte, mais qui ne l'est pas encore, on aimerait en dénoncer l'impudeur mais les mots se forment dans la bouche sans se prononcer, parce que ce n'est pas encore tout à fait impudique.
Mais voilà où je voulais en venir : détail incroyable et qui me brûlait les yeux, en haut de l'écran il arrivait très fréquemment que ce soit mal cadré et que nous voyons tout en haut de l'écran la limite du décor et un bout de studio. Cette vision me brûlait les yeux, elle était tout simplement insupportable et poseuse de questions : la rigueur d'un réalisateur peut-elle laisser passer défaut de cadrage aussi grossier? Si c'est intentionnel qu'elle en était l'intention au milieu de ce western très sérieux, trop sérieux, presque épuisant, et qui laisserait tout à coup s'échapper mine de rien un semblant de réflexion sur le cinéma et la fiction en général?
Je cherche sur internet, je ne trouve rien que des analyses studieuses du film mais rien sur cette brèche brûlante dans la trame de la fiction. Je veux bien qu'on me dise que toutes ces histoires que je vais voir sont pour de faux, de là à me le montrer...

Le cas Natalie Wood


J'aimerais qu'on m'explique ce problème de synchronisation qui fait apparaître Natalie Wood si tôt dans le cinéma américain, si tôt sur terre. Cette actrice, que j'ai appris à aimer malgré ce problème technique, a tout à voir avec les canons de beauté actuels et rien avec ceux de l'époque. On lui confie de très beaux et grands rôles sans que je ne me l'explique : elle joue très bien mais elle n'a pas ce je-ne-sais-quoi d'un peu irréel, d'incroyablement culte que possédait toutes les actrices de l'époque, un quelque chose qui se manifestait à même leur chair, à même ce qu'elles étaient. Leurs traits parlent d'elles et disent tout d'elles; et elles ne semblaient pas contre, elles sont les Aguicheuses, des images qui parfois daignent se mettre en mouvement au milieu d'acteurs. Elles subjuguaient et subjuguent encore par un mélange d'érotisme, de spiritualité toute féminine dont le caractère peut-être abstrait et incommunicable vient s'exprimer et s'épanouir dans une mode féerique et hollywoodienne qui comprend autant les tenues, le maquillage, les coiffures, qu'une certaine façon de prendre la pose sous un certain éclairage frappant les corps d'irréalité.
Natalie Wood échappe selon moi à cela, elle n'est jamais image mais toujours actrice, toujours bonne en mouvement. Elle n'atteint pas cette fixité que Marilyn peut avoir et qui la rend sans cesse en pose même quand elle est en mouvement. Je remarque d'ailleurs que Natalie a plutôt un jeu physique, souple, expressionniste et passionnel là où Marilyn, enfermée et embellie par des tenues impensables, était réduite à un jeu fixe, sans grand mouvement. Au fond elle se devait de rester une image et ne pas trop se déformer par des mouvements importuns.

Le visage de Natalie Wood n'a rien de glamoureux et n'adhère absolument pas à ce que pouvait être le maquillage à l'époque, elle gagne à être naturelle. Ce n'est pas une créature impressionnante mais une beauté citadine, une actrice pour notre époque où l'impératif pour toute actrice est d'être "comme toutes les femmes" et proche d'elles, the girl next door, pour ne pas trop les complexer. On refuse la fantasmagorie de l'image parce que l'image est trop souvent synonyme de vérité, elle a donc des devoirs de vraisemblance à remplir.
Natalie Wood n'a pas de formes plantureuses et les coupes crantées de l'époque la font ressembler à une actrice actuelle dans un film de Scorsese se passant dans les années 50. Elle est fluette, brune, bronzée, son regard est trop chaud, Marilyn avait un regard chaud mais ses cheveux froids rétablissaient un certain équilibre. Elle aurait été très bien dans un film avec Penelope Cruz, amie avec Nathalie Portman, en couple avec Tom Cruise. J'attends donc qu'on m'explique d'où vient cet anachronisme qui ne me fait même pas dire que Natalie Wood était terriblement en avance pour son époque, mais juste à côté de la plaque, démodée parce que trop en avance.
Je veux bien qu'on l'échange avec Scarlett Johansson, qui serait beaucoup plus à l'aise en plein âge d'or hollywoodien, âge d'or qui parfois me paraît être non pas un temps révolu mais un monde parallèle, autonome et qui fonctionne et produit encore...avec Natalie Wood.

mardi 29 juin 2010

Le spectateur décide / L'Eternité et un jour de Théo Angelopoulos


Le film qui en impose, le titre qui en impose, Palme d'Or 1998, Bruno Ganz, tout ça, et au bout une vraie catastrophe évoquant immodestement Fellini, Tarkovski, avec quelques clins d'oeil aux Ailes du désir. D'ailleurs ces deux films ont pour point commun la même ambition: donner le sentiment de la vie, ici le sentiment de sa perte et donc de sa valeur, revaloriser, redorer le blason de la vie, c'est un peu l'ambition secrète du cinéma, sinon on ne raconterait pas des histoires pour rien, sur les deux films un seul y parvient là où L'Eternité et un jour se trompe un peu beaucoup.

Le cinéma doit être délicat, s'il veut parler de l'Homme comme on en parlerait dans une dissertation avec une majuscule de mauvais goût, il ne doit rien montrer abruptement, ni la mélancolie, ni la nostalgie, ni la solitude et encore moins se complaire dans l'approfondissement de ce qu'il décrit comme on gratterait jusqu'aux sangs un coin de peau qui démange. Justement vous remarquerez que les bonnes répliques sont toujours trop brèves et s'arrêtent toujours au bon moment, il n'y en a jamais assez donc jamais trop. De toute façon le cinéma ne doit rien montrer mais montrer ceci pour suggérer cela, et quand on suggère on se prémunit contre ce genre d'excès.
Pourquoi ne pas montrer? Parce que le spectateur décide, si montrer la solitude équivaudrait pour le spectateur à s'identifier à cette solitude et bien demain je tourne mon film et je filme Emile jouant sur son ordi toute la journée. Montrer c'est ne rien permettre au spectateur. Je n'aime pas le "génie" autoritaire, celui qui par je ne sais quel moyen te fait comprendre qu'il a conscience de la prétendue beauté de ce qu'il montre, ne laissant ainsi aucune place au spectateur censé circuler librement dans l'oeuvre. Un mauvais réalisateur est celui qui ne comprend pas que le cinéma se fait dans l'interaction et qu'il y a deux ouvertures : les yeux ouverts, le corps ouvert du spectateur pour l'écran, mais aussi l'écran ouvert, offert au spectateur. Il ne faut donc pas lui désigner à coup de flèches clignotantes qu'ici il faut pleurer, qu'ici il faut se rouler par terre de douleur. Deux ouvertures donc deux cécités possibles : le spectateur ne "voit" pas le film, le film ne voit pas le spectateur.
Un bon film est un film où tout le monde pleure (je prends l'exemple extrême des larmes pour parler de l'émotion en général) mais où l'on se rend compte que personne n'a pleuré aux mêmes moments : ce film était donc émouvant, c'était un chef-d'oeuvre mais tout le monde a pleuré mais en se passant le relais. J'ai toujours pleuré sans raison pendant un film parce que le cinéma ne doit pas nous donner des raisons de pleurer mais des occasions, car les occasions on les saisit ou on ne les saisit pas, c'est ce qui garantit la liberté du spectateur, et ces occasions dépendent des dispositions de chacun. Le consensus que propose L'éternité et un jour est donc suspect, il ne vaut rien.

Comment faire ressentir la solitude si ce n'est en la montrant? Et bien il faut procéder autrement, il faut être malin, il faut faire des détours. Il y a la pornographie de l'émotion, qui montre tout, qui dit tout, qui prend et même tire le spectateur par la main, "tu te mets là, tu ressens ça", et puis il y a la douceur du génie, l'érotisme de l'émotion, qui sait qu'en appuyant un peu là, qu'en procédant par caresse et par chatouille je peux produire les mêmes effets, je peux faire pleurer.
Donner le sentiment de la vie c'est nécessairement donner à voir l'inconscience avec laquelle les gens la vivent, c'est faire du cinéma comme Robert Altman, un cinéma "naturaliste" comme on dit. L'artifice ne réussit rien tant qu'il ne réussit pas à restituer cette inconscience, ce foisonnement de vies, de paroles, de visages et de corps qui s'annoncent sans politesse devant nous, qui ne disent rien d'important, ne font rien d'important. Mais c'est -je pense- par le plus particulier, le plus anodin, qu'irrésistiblement le spectateur est amené à penser à ce qu'une scène a d'essentiel et de beau. A l'inverse, parler de l'universel, procéder par allégorie comme le fait Theo Angelopoulos, c'est immanquablement atteindre le risible, la caricature, un agencement publicitaire de la vie qui fait intervenir la figure de l'Enfant, de la Naissance, de la Femme, de la Vieille, du Poète, sans comprendre que le monde est nuancé, qu'il y a une sorte de subtile division du métier de vivre comme il y a une division du travail. On se particularise, on se spécialise tellement qu'on ne ressemble à aucune de ces entières et nobles figures. Nous ne sommes plus rien d'entiers alors le cinéma ne doit rien montrer entièrement, mais dévoiler un peu, montrer une cheville pour suggérer la jambe ou évoquer la solitude au détour d'une réplique qui mine de rien dit tout de la solitude. Le cinéma ne doit pas rivaliser avec la littérature, avec son immédiateté, avec l'avidité et le dénuement avec lesquelles elle approche la vérité, le cinéma est un art de la médiateté, de la lenteur, du processus, qui doit fonctionner par impression générale plutôt que par fulgurance. Pour parler de l'Homme il faut d'abord parler de l'homme.
Les rares scènes où le film marche sont de pâles copies des scènes les plus intenses des Ailes du désir où Bruno Ganz, ange déchu, découvre le sang, le café et ce que c'est qu'avoir froid, là où il tend un sandwich à l'enfant dans
l'Eternité et un jour.
Ce film m'a fait approché dans sa forme la plus pure ce que j'appellerai l'égoïsme nostalgique, le personnage est hanté par ses souvenirs à lui, ma petite femme, ma maman, mes amis qui dansent habillés en blanc au bord de la mer, et nous sommes censés y puiser on ne sait comment le sentiment de la nostalgie et donc de la vie. Sauf que s'identifier à un personnage n'est pas un abandon mais un effort. Je ne m'abandonne pas aux sentiments du personnage, je cherche à comprendre, je me concentre, je trouve des raisons de m'émouvoir dans les occasions que le film m'offre; mais plongé en pleine caricature et malgré mes efforts, CA NE PEUT PAS MARCHER ET C'EST CHIANT.

samedi 19 juin 2010

Copie Conforme - Abbas Kiarostami


Beaucoup de tapage diurne autour de Copie Conforme,et pourtant une fois que le film commence on oublie absolument tout de ce qui a été dit, les commentaires, la promotion vite insupportable. Je me souviens de Kiarostami rabâchant à qui veut bien le réentendre qu'il a écrit ce film pour Juliette, uniquement pour Juliette, peu importe, on s'en fiche, la plupart du temps on déteste les artistes, il n'y a que les oeuvres à aimer. Les interviews sont tellement étrangers aux films concernés, comme des bavardages qui ne disent rien de nous.


D'abord parler de la qualité impressionnante de l'image, je n'ai pas vu beaucoup de films en numérique, le seul qui me marque reste d'ailleurs le précédent Kiarostami, Shirin, ou la qualité était telle qu'on avait l'impression d'avoir devant soi de vrais et grands visages, des bouches énormes, des yeux d'une expressivité rappelant le regard larmoyant des personnages de manga. C'est là que je me suis dit que j'avais devant moi autre chose que du cinéma, ou alors un autre cinéma qui pouvait se prévaloir de nouvelles qualités techniques et non sans incidence sur notre appréciation du film. Juger de la qualité de l'image se fait toujours comparativement à une autre moins nette je crois, ainsi on ne se plaignait pas de la qualité des films "d'avant" puisque nous n'avions que ça à nous mettre sous la dent, sans pouvoir préfigurer ce qui arrivait.
Aujourd'hui je dirais que la HD nous offre une telle prouesse technique que c'est le réel qui se trouve pétri de manques depuis que le soleil de l'écran brille plus que le nôtre. On ne peut qu'être bêtement impressionné devant une telle propreté et netteté de l'image, netteté qui n'est même pas celle avec laquelle on voit le monde, mais qui est ici surhumaine, "sur-perceptive", le monde s'offre à nous sans poussière. Le cinéma n'est pas en train de se rapprocher visuellement du réel, il le dépasse, quelque part il s'autonomise et après avoir créer ses propres situations il créer ses propres couleurs, ses propres contours du monde.

Ici cette netteté de l'image prend tout son sens puisque c'est un film qui demande à être scruter, de la peau incroyablement réflechissante et blanche et humaine de Juliette Binoche, aux paysages d'Italie, et même des choses qui au premier abord ne se prêtaient pas à la contemplation le deviennent. Si le numérique apporte quelque chose au cinéma il l'apporte à ses films d'abord faits pour être beaux comme des tableaux, ces films à "capture d'écran", qui en rendant tout plus nets rendent tout plus mémorables. Les images ne passent pas, elles se tatouent, elles ne sont pas en simple mouvement mais dans un mouvement contemplatif qui épouse et anticipe ce que ferait le regard du spectateur à la place de la caméra; et c'est comme si nous regardions le monde depuis un regard extrêmement lucide et vif, éveillé. Les images nous marquent non pas à la manière d'images de cinéma mais à la manière de réels souvenirs qui nous appartiennent.

La première et meilleure partie du film à les qualités de ce qu'elle décrit, c'est-à-dire les premiers temps du couple: quelque chose de neuf, de brillant, d'exaltant, de délicieux où tout est encore à l'état de vapeur, de chatouille, d'effleurement et donc de délicatesse. Le couple en devenir arrive à parler de tout ce qui n'est pas lui, de l'art et des choses importantes. Tout y est aimable, personne n'est détestable aux yeux de l'autre, le personnage ne l'est pas non plus à ses propres yeux. Il n'y a pas de lourdeur de l'identité, de ce qu'ils sont puisque nous sommes encore dans la légèreté de la découverte et que l'on se promène beaucoup, contrairement à la deuxième partie du film plutôt fixe et qui de ce fait nous ramène à une lourdeur. A chaque instant c'est la promesse d'une nouveauté ou plutôt d'un rapport neuf aux choses: les objets, les visages, mais aussi l'immatériel: le silence, les relations, leur ambiance. Nous arrivons à apprécier ce qui était alors déprécié, les formes compliquées que prend la vie. C'est une partie du film d'une fluidité impressionnante et d'une grande et simple beauté. Rien n'est encore frappé de quotidienneté, tout est lavé et nous nous rappelons le flirt en même temps que ce qu'est une bonne discussion, que les bruits et cliquetis d'une voiture, qu'un peu de vent dans les cheveux, nous sommes constamment aux aguets, attendant que la beauté surgisse.

La deuxième partie quant à elle est frappée de poussières et de fatigue, William Shimell d'abord brillant et séduisant essayiste se défigure par son simple rôle de mauvais père. Le film réussit cette subtile prouesse de nous faire penser le contraire de ce que l'on pensait à propos des personnages en un rapide et audacieux changement de rôles. Un peu comme dans la vraie vie où nous ne sommes ni séduisant ni repoussant, ni drôle ni austère, mais séduisant ou repoussant, drôle ou austère selon les situations et les personnes qui se trouvent devant nous. L'être humain avance vers les autres par d'insensibles métamorphoses qu'il ne contrôle mais pas que l'autre suscite, provoque en lui.

Donc, d'abord cette relation ouverte où la politesse consiste à s'intéresser au monde extérieur quand seule cette personne nous intéresse. Enfin la deuxième partie où le Couple reprend ses droits et dévaste tout, encercle cet homme et cette femme, en fait cet îlot détestable que peut être le couple, cet égoïsme à deux. Les problèmes deviennent démesurés puisque le couple vivant hors du monde oublie de se penser à l'échelle du monde, oublie de "relativiser", s'embourbe et rabâche, et c'est à ce moment du film que moi personnellement je m'en suis désolidarisée.

Le jeu de Juliette Binoche est tout aussi délicat que le film, pétri de mille reflets qu'elle suggère, qu'elle dérobe et qu'elle redévoile. C'est un jeu en haute définition, parce qu'il épouse avec une précision parfaite le particulier de chaque situation mais surtout parce que, comme la haute définition qui à tout moment peut révéler un défaut physique, Juliette Binoche possède un jeu qui ne craint pas d'approcher la faille. Elle est une vraie femme à qui l'on peut reprocher des choses, elle ne fait pas que jouer son rôle dans un film: Juliette Binoche joue une femme qui joue, qui dans une scène voudrait plaire, dans une autre voudrait se plaindre, ou encore oublie de plaire dans un échange sans enjeux avec son fils. Mais cette intelligence du jeu ne pourrait pas s'exprimer tout à fait sans une surhumaine et exemplaire confiance en soi, en son corps. Selon qu'elle joue en italien, en français et en anglais elle change alors de jeu, elle imite (avec ce que cela suppose d'enfantin) quelqu'un d'autre.
Quand elle parle français son ton est bougon, surmené, peu séduisant, elle parle français quand elle s'adresse à son fils, "mais je t'ai dit qu'on en a un, il est dans le tiroir", elle est la mère qui ne se sait pas regarder, qui oublie de plaire.
En anglais elle s'adresse à l'homme, elle séduit, elle minaude, elle arrive à dire les choses intelligentes, elle devient la mère qui à une certaine distance de son enfant peut redevenir une femme. Elle reste pour autant autonome dans sa féminité car vouloir plaire présuppose toujours de d'abord se plaire à soi-même comme ces femmes qui disent s'habiller pour elle-même, ces actrices hollywoodiennes qui dorment avec du rouge à lèvres.
En italien elle est la mère et la femme de. elle prend ces gestuelles et ce ton plaintif que l'on a vu et aimé mille fois sur Sofia Lauren. La mère qui regarde le ciel quand elle parle de son mari, qui se plaint mais toujours secrètement. Ce qui est admirable et inquiétant c'est qu'à peu de détails près Juliette Binoche pourrait mal jouer, tomber dans la caricature des rôles qu'elle alterne et qui parce qu'elle les enchaîne avec le risque de l'exagération et sans s'annoncer, produit sur le spectateur un étrange et émouvant effet de surprise; c'est la spontanéité de la vie qui génialement se manifeste.

vendredi 11 juin 2010

gibier de potence

LES YEUX SANS VISAGE - G. FRANJU (1959)


Le chirurgien Genessier scrute le visage d'une patiente qui vient d'être admise dans sa clinique. Ses yeux le dévorent à la recherche d'une certaine compatibilité avec celui de sa fille, il le dépèce déjà et cette attention perçante se mélange au regard médical, le rend malsain, dangereux. La bienveillance du technicien de la santé au service du bon fonctionnement du corps est pervertie, transformée au service d'une fin passionnelle, tragique, celle de redonner un visage à sa fille, défigurée dans un accident de voiture qu'il a causé.

Amour ou culpabilité ? Genessier est doublement chargé de responsabilités : en plus d'être l'assassin d'un visage, il l'est de celui de sa propre fille. La culpabilité ne suffirait pas à justifier son entreprise folle, l'amour pour sa fille est dramatisé par cette dette, sa vie s'efface au profit de celle qu'il a mutilée. Toutes les vies n'ont plus la même valeur, les jeunes filles pourraient se succéder et mourir indéfiniment dans le sous-sol du chirurgien, elles sont comme les chiens de la pièce voisine, des pièces à la disposition de leur geôlier. Rôle ambigu de la fille de Genessier, victime-bourreau que le spectacle de dépècement des autres ne trouble pas, elle n'y met un frein que lorsqu'elle s'est résignée à l'échec d'une nouvelle naissance, lorsqu'elle s'abandonne à la fuite en libérant tous les êtres qui avaient été enfermés pour lui profiter.

Malaise pendant la découpe du visage d'une des jeunes filles : le film a vieilli, le sang est grossièrement faux, les coupures sont évidemment simulées mais le malaise nait et s'installe. Le pouvoir de suggestion de la scène dépasse tout souci de vraisemblance, pendant de longues minutes la caméra ne quitte pas le gros plan du visage découpé, décollé. La sensibilité de notre propre visage est telle qu'elle se projette dans cette simulation maladroite, le malaise est violemment physique. 
La barbarie n'a pas la globalité d'une torture, cette focalisation sur le visage est proprement déshumanisante : sans visage nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus que ce monstre que tout le monde croit mort, obligé de se cacher comme Christiane. Un monstre qui ne peut retrouver son humanité qu'en dépeçant celle des autres, quelque chose a été perdu et ne peut plus être retrouvé, cette inhumanité ne peut se combler qu'en se transmettant, qu'en volant des visages à son tour.

Les yeux sans visage : restent les yeux, perdus au milieu d'un masque qui tente de reconstituer le visage, masque en plâtre dont la blancheur semble respecter celle de la peau de la cristalline Christiane. Le masque appartient davantage à Christiane que les visages qu'elle essaie en vain de s'approprier, les greffes et leurs rejets se succèdent et toujours elle doit revêtir son masque, fidèle jusque dans la fuite.
.

mardi 1 juin 2010

Essence du problème


La dernière fois j'ai emmené Emile au cinéma pour aller voir Une femme disparaît d'Alfred Hitchcock. Les lumières se sont éteintes, le film a commencé. Pendant la séance je me suis obligée à être particulièrement et rigoureusement attentive à ce qui, à première vue, pouvait s'apparenter à une signature hitchcockienne qui pouvait me frapper à force de visionnage de son oeuvre et d'une relation amicale que l'on forge nécessairement avec un réalisateur qu'on aime. J'ai essayé de modestement comprendre un peu plus Hitchcock, de trouver un dénominateur commun à ses films et cela depuis le deuxième rang, comme si l'écran large du cinéma rendait tout plus éloquent, plus visible.
Une chose m'a particulièrement frappée, une chose qui est digne d'être généralisée à bon nombre de ces films (La mort aux trousses, Pas de printemps pour Marnie, Le crime était presque parfait, Fenêtre sur cour, Les Oiseaux, Psychose, Mais qui a tué Harry?, L'homme qui en savait trop, Soupçons, Une femme disparaît, La corde et certainement d'autres mais qui ne me reviennent pas ou que je n'ai pas vus) et qui n'est encore qu'à l'état de petite thèse timide : Hitchcock nous tient parce qu'il s'agit toujours (ou disons très souvent) dans son cinéma de faire appel à cet infini réconfort qui consiste à se faire expliquer une chose, à la voir se dénouer et se rationaliser devant nous jusqu'à ce que l'étrangeté disparaisse tout à fait.
Hitchcock parle à notre soif et à notre jouissance de compréhension. Bien sûr nous n'engrangeons aucun savoir sur le réel après l'un de ses films, (sinon que toute situation initialement insurmontable tend à se surmonter dans le temps) il s'agit juste de créer par une situation artificielle et ludique le plaisir très humain et uniquement humain de la rationalisation. Hitchcock nous place face à l'essence du problème et l'essence de sa résolution.

Face au problème tantôt on accorde au spectateur le point de vue omniscient (il connaît les causes), tantôt on le place du côté du personnage-ignorant (il cherche les causes). Dans le premier cas, quel serait l'intérêt pour le spectateur de résoudre une deuxième fois ce à propos de quoi il a déjà été tenu au courant sinon celui d'assister étape par étape à la façon (souvent ingénieuse) dont tel personnage se débrouille pour accéder à l'explication d'un phénomène?

La situation est donc inexpliquée, irrationnelle, inhabituelle, mais plus que ça, le personnage pris dans ce qu'il ne s'explique pas décide malgré tout (la peur, l'impuissance, la désapprobation de l'entourage, les opinions divergentes sur ce que peut être "le réel") d'investir la situation. Il s'en rend maître même s'il n'est pas en possession de toutes les données et fait montre d'une obstination que le spectateur encourage et que les autres personnages réprouvent. Si Hitchcock aime nous expliquer, remonter laborieusement aux causes, on comprend alors pourquoi la psychanalyse devient pour lui un exquis sujet de prédilection.

Lifeboat - Alfred Hitchcock

gérer le monde

ON THE BOWERY - L. ROGOSIN (1956)


Réflexe sain de spectateur : interroger la part de réalité brute du film, délimiter l'étendue de la fiction dans le docu-fiction, non pas tellement qu'il faille se rassurer, conjurer ce que le film veut nous dire sur la réalité de notre société, mais plutôt que nous exigeons une base certaine sur laquelle fonder nos conclusions et notre indignation, une prise directe avec ce qui se passe devant nos yeux.

On the bowery interroge la nature d'une société dans laquelle peut germer et s'épanouir une telle misère, sur le sens d'une société qui n'est à ce point pas la même pour tous, qui n'a pas la globalité qu'implique logiquement son instauration. Pourtant le choix du film est l'immersion, jamais aucun contraste n'est montré ou dénoncé, tout se joue dans un huis clos au sein du quartier des clochards de Manhattan, toutes les structures citadines leur sont dédiées, les nombreuses scènes dans des bars, autour de l'alcool, font partie intégrante de la misère qui est filmée. Il n'y a pas ce sentiment de révolte brûlante qui habite Come back Africa, pas de réflexion sur une condition sociale précaire de la part de ceux-là même qui la subissent, les hommes utilisent les armes du système qui les oppresse pour s'en sortir, ils cherchent du travail, de l'argent, même si celui-ci doit s'obtenir au détriment des autres clochards. Les corps sont marqués par l'usure d'une vie passée dans la rue et leur résignation est à elle seule un cri qu'est chargé de pousser le spectateur à la place de ceux dont l'apathie a annihilé jusqu'à cette faculté de réaction.

Progression de la misère : l'homme fait son arrivée dans le quartier avec des habits propres et une valise, sa paye en poche lui permet même la générosité un peu dépensière d'offrir des verres aux autres clients du café qui ne se font pas prier pour en profiter. On ignore d'où il vient, ce qu'il veut, tout juste sait-on qu'il est ouvrier et qu'il ne souhaite rester que quelques jours dans le quartier des clochards. L'argent joue alors un rôle d'intégration, le moment autour des verres offerts est bref mais convivial, le payeur est remercié avec insistance et le chacun pour soi se transforme en tous ensemble autour d'une table. Les convives partent rapidement une fois le verre fini, la convivialité est brisée dès lors qu'il n'y a plus cette reconnaissance du ventre, que l'homme pose des limites à sa générosité, limites d'un ordre raisonnable, « je dois dormir quelque part ce soir » etc. Le seul qui reste à ses côtés profitera ensuite de son ivresse pour lui voler sa maigre valise et revendre sa montre, la confiance et l'amitié ne sont jamais vraiment possibles parce qu'elles sont déjà de l'ordre du luxe de la vie installée.

Film militant ? Le militant constate et agit, il agit à son échelle, il combat, il veut réveiller les consciences endormies par la banalité d'une situation dont la persistance n'atténue pourtant pas la gravité. Mais nous ne sommes que les modestes spectateurs d'une modeste critique, s'il s'agit de se demander comment agir la réponse nous échappe forcément. Les rouages mystérieux du grand bateau monde prennent tout leur sens ici et le paradoxe en devient obsédant : la sphère de la misère est tellement massivement à notre portée qu'elle ne peut pas être de notre seule responsabilité, nous ne situons plus très bien pourtant quel genre de superstructure devrait agir. Mais nous réveiller le temps d'un film d'une torpeur saine et légitime a ce mérite responsabilisant de nous faire palper le monde tel que nous l'oublierons toujours un peu.

Épanouissement de la misère : filmer le quartier des clochards pendant trois jours c’est montrer que l'invivable est vivable, qu'il est vécu et que cette capacité morbide d'adaptation de l'être humain, en même temps qu'elle lui permet de continuer à vivre malgré tout, cause aussi son insignifiance progressive, sa douce banalisation. Il y a une esthétique de la misère : le noir et blanc de la saleté, l'obscurité de la crasse, la majesté des structures métalliques aériennes, les visages cassés, les dialogues d'automates.




samedi 29 mai 2010

Au devant de l'écran


Ce n'est pas parce qu'il y a pendant un moment des fauteuils qu'un rapport passif au film doit s'instituer. Le cinéma n'est pas bêtement généreux, il ne donne pas des histoires, il ne donne rien, il exige. S'asseoir dans le noir c'est être en état de se concentrer. Justement, il y a toujours un moment où l'on se lève pour sortir, et c'est à peu près cela qui doit se passer en nous, mais alors dès que le film commence.
Qu'est-ce qu'un film nous demande? Il nous enjoint à nous détourner de quelque chose (le monde) pour mieux y retourner puisqu'il parle avec des acteurs, avec des personnes, des dialogues, des situations: avec le langage même du monde. Mon prof de philo estimait que la seule question valable devant une oeuvre d'art était: "qu'est-ce que cela représente?", tout n'est pas donc donné, il y a un référent. L'image, le son, la couleur, les paroles, tout s'entremêle et tout semble se donner à nous en toute clarté, en toute générosité, sans obscurité, comme si dans cet entremêlement purement technique ne résidait pas des zones d'obscurité, des zones de lumière, des zones d'esprit, des interstices. C'est comme serrer ses mains l'une contre l'autre, on sait que même en pressant très fort l'interstice réside, et au cinéma les interstices sont partout, à nous de les combler, d'y injecter l'intelligence, la compréhension, l'émotion, l'amour de la vie. Alors je me demande, ce même prof de philo nous disait "ce qu'on regarde au cinéma, ce n'est pas l'écran, c'est quelque chose un peu au-devant de l'écran" sinon on en serait à fixer la pure matérialité de la toile. Et je rapportais ça à Juliette et je me suis dit peut-être que cette remarque nous révèle deux rapports possibles au cinéma.
Un rapport de diversion où le cinéma est pris comme simple dérivatif, où tout se donne sans mystère puisque l'on regarde l'écran. J'oublie le monde quand je suis devant le film, j'oublie le film quand je retourne dans le monde, tel pourrait être l'adage du spectateur-méchant, tout ne devient que le moyen d'un oubli, je n'investis jamais rien, je suis ballotté. Et puis cet autre rapport au cinéma où justement nous sommes "un peu au-devant" de l'écran, où nous regardons quoi? De la pure lumière qui donne forme à des corps, précisément comme la terre d'abord informe et vide sans lumière. Le cinéma éclaire ce qui était déjà là. Le générique d'ouverture annonce alors un engagement imminent où tout n'est pas réduit à "rester assis deux heures dans une salle", mais où les deux heures doivent être perçues comme "essence" des choses du monde. Comme une goutte de parfum pourrait résumer l'essence d'un pays; une phrase, l'essence d'un état d'âme. La brièveté ne doit pas être comprise comme raccourci et réduction, mais comme "essentialisation".
Alors le monde prend sens au moment du film et le film au moment du monde. En fait, ce n'est pas tout à fait ça puisque le chef-d'oeuvre fait plus de mal que de bien. Pour lui seul semble compter la façon dont il nous jettera dehors après avoir arborer fièrement une liste de promesses dont le monde est porteur. Ce n'est donc pas le monde qui prend sens, mais le monde qui soudain se gonfle de possibilités mortes-nées et dont nous sommes les purs produits tout aussi morts-nés. Il y a quoi après le chef-d'oeuvre? Il y a une énergie du désespoir, une envie de retrousser les manches pour aller puiser l'essence de l'amour, l'essence de la discussion, l'essence de la famille, etc, que propose le cinéma. Qu'est-ce que le cinéphile? Ce n'est pas le collectionneur, l'accumulateur qui justement à trouver un moyen de sembler passionément au travail alors qu'il n'est qu'assis. Mais plutôt celui qui sait que l'énergie vitale après le chef-d'oeuvre s'épuise, s'oublie et que les prétentions de la vie et de soi-même demandent à être remotivées, remémorées, recélébrées, remises au défi par l'exigence du cinéma.

Le mirage de la vie (Imitation of life) - Douglas Sirk