samedi 19 juin 2010

Copie Conforme - Abbas Kiarostami


Beaucoup de tapage diurne autour de Copie Conforme,et pourtant une fois que le film commence on oublie absolument tout de ce qui a été dit, les commentaires, la promotion vite insupportable. Je me souviens de Kiarostami rabâchant à qui veut bien le réentendre qu'il a écrit ce film pour Juliette, uniquement pour Juliette, peu importe, on s'en fiche, la plupart du temps on déteste les artistes, il n'y a que les oeuvres à aimer. Les interviews sont tellement étrangers aux films concernés, comme des bavardages qui ne disent rien de nous.


D'abord parler de la qualité impressionnante de l'image, je n'ai pas vu beaucoup de films en numérique, le seul qui me marque reste d'ailleurs le précédent Kiarostami, Shirin, ou la qualité était telle qu'on avait l'impression d'avoir devant soi de vrais et grands visages, des bouches énormes, des yeux d'une expressivité rappelant le regard larmoyant des personnages de manga. C'est là que je me suis dit que j'avais devant moi autre chose que du cinéma, ou alors un autre cinéma qui pouvait se prévaloir de nouvelles qualités techniques et non sans incidence sur notre appréciation du film. Juger de la qualité de l'image se fait toujours comparativement à une autre moins nette je crois, ainsi on ne se plaignait pas de la qualité des films "d'avant" puisque nous n'avions que ça à nous mettre sous la dent, sans pouvoir préfigurer ce qui arrivait.
Aujourd'hui je dirais que la HD nous offre une telle prouesse technique que c'est le réel qui se trouve pétri de manques depuis que le soleil de l'écran brille plus que le nôtre. On ne peut qu'être bêtement impressionné devant une telle propreté et netteté de l'image, netteté qui n'est même pas celle avec laquelle on voit le monde, mais qui est ici surhumaine, "sur-perceptive", le monde s'offre à nous sans poussière. Le cinéma n'est pas en train de se rapprocher visuellement du réel, il le dépasse, quelque part il s'autonomise et après avoir créer ses propres situations il créer ses propres couleurs, ses propres contours du monde.

Ici cette netteté de l'image prend tout son sens puisque c'est un film qui demande à être scruter, de la peau incroyablement réflechissante et blanche et humaine de Juliette Binoche, aux paysages d'Italie, et même des choses qui au premier abord ne se prêtaient pas à la contemplation le deviennent. Si le numérique apporte quelque chose au cinéma il l'apporte à ses films d'abord faits pour être beaux comme des tableaux, ces films à "capture d'écran", qui en rendant tout plus nets rendent tout plus mémorables. Les images ne passent pas, elles se tatouent, elles ne sont pas en simple mouvement mais dans un mouvement contemplatif qui épouse et anticipe ce que ferait le regard du spectateur à la place de la caméra; et c'est comme si nous regardions le monde depuis un regard extrêmement lucide et vif, éveillé. Les images nous marquent non pas à la manière d'images de cinéma mais à la manière de réels souvenirs qui nous appartiennent.

La première et meilleure partie du film à les qualités de ce qu'elle décrit, c'est-à-dire les premiers temps du couple: quelque chose de neuf, de brillant, d'exaltant, de délicieux où tout est encore à l'état de vapeur, de chatouille, d'effleurement et donc de délicatesse. Le couple en devenir arrive à parler de tout ce qui n'est pas lui, de l'art et des choses importantes. Tout y est aimable, personne n'est détestable aux yeux de l'autre, le personnage ne l'est pas non plus à ses propres yeux. Il n'y a pas de lourdeur de l'identité, de ce qu'ils sont puisque nous sommes encore dans la légèreté de la découverte et que l'on se promène beaucoup, contrairement à la deuxième partie du film plutôt fixe et qui de ce fait nous ramène à une lourdeur. A chaque instant c'est la promesse d'une nouveauté ou plutôt d'un rapport neuf aux choses: les objets, les visages, mais aussi l'immatériel: le silence, les relations, leur ambiance. Nous arrivons à apprécier ce qui était alors déprécié, les formes compliquées que prend la vie. C'est une partie du film d'une fluidité impressionnante et d'une grande et simple beauté. Rien n'est encore frappé de quotidienneté, tout est lavé et nous nous rappelons le flirt en même temps que ce qu'est une bonne discussion, que les bruits et cliquetis d'une voiture, qu'un peu de vent dans les cheveux, nous sommes constamment aux aguets, attendant que la beauté surgisse.

La deuxième partie quant à elle est frappée de poussières et de fatigue, William Shimell d'abord brillant et séduisant essayiste se défigure par son simple rôle de mauvais père. Le film réussit cette subtile prouesse de nous faire penser le contraire de ce que l'on pensait à propos des personnages en un rapide et audacieux changement de rôles. Un peu comme dans la vraie vie où nous ne sommes ni séduisant ni repoussant, ni drôle ni austère, mais séduisant ou repoussant, drôle ou austère selon les situations et les personnes qui se trouvent devant nous. L'être humain avance vers les autres par d'insensibles métamorphoses qu'il ne contrôle mais pas que l'autre suscite, provoque en lui.

Donc, d'abord cette relation ouverte où la politesse consiste à s'intéresser au monde extérieur quand seule cette personne nous intéresse. Enfin la deuxième partie où le Couple reprend ses droits et dévaste tout, encercle cet homme et cette femme, en fait cet îlot détestable que peut être le couple, cet égoïsme à deux. Les problèmes deviennent démesurés puisque le couple vivant hors du monde oublie de se penser à l'échelle du monde, oublie de "relativiser", s'embourbe et rabâche, et c'est à ce moment du film que moi personnellement je m'en suis désolidarisée.

Le jeu de Juliette Binoche est tout aussi délicat que le film, pétri de mille reflets qu'elle suggère, qu'elle dérobe et qu'elle redévoile. C'est un jeu en haute définition, parce qu'il épouse avec une précision parfaite le particulier de chaque situation mais surtout parce que, comme la haute définition qui à tout moment peut révéler un défaut physique, Juliette Binoche possède un jeu qui ne craint pas d'approcher la faille. Elle est une vraie femme à qui l'on peut reprocher des choses, elle ne fait pas que jouer son rôle dans un film: Juliette Binoche joue une femme qui joue, qui dans une scène voudrait plaire, dans une autre voudrait se plaindre, ou encore oublie de plaire dans un échange sans enjeux avec son fils. Mais cette intelligence du jeu ne pourrait pas s'exprimer tout à fait sans une surhumaine et exemplaire confiance en soi, en son corps. Selon qu'elle joue en italien, en français et en anglais elle change alors de jeu, elle imite (avec ce que cela suppose d'enfantin) quelqu'un d'autre.
Quand elle parle français son ton est bougon, surmené, peu séduisant, elle parle français quand elle s'adresse à son fils, "mais je t'ai dit qu'on en a un, il est dans le tiroir", elle est la mère qui ne se sait pas regarder, qui oublie de plaire.
En anglais elle s'adresse à l'homme, elle séduit, elle minaude, elle arrive à dire les choses intelligentes, elle devient la mère qui à une certaine distance de son enfant peut redevenir une femme. Elle reste pour autant autonome dans sa féminité car vouloir plaire présuppose toujours de d'abord se plaire à soi-même comme ces femmes qui disent s'habiller pour elle-même, ces actrices hollywoodiennes qui dorment avec du rouge à lèvres.
En italien elle est la mère et la femme de. elle prend ces gestuelles et ce ton plaintif que l'on a vu et aimé mille fois sur Sofia Lauren. La mère qui regarde le ciel quand elle parle de son mari, qui se plaint mais toujours secrètement. Ce qui est admirable et inquiétant c'est qu'à peu de détails près Juliette Binoche pourrait mal jouer, tomber dans la caricature des rôles qu'elle alterne et qui parce qu'elle les enchaîne avec le risque de l'exagération et sans s'annoncer, produit sur le spectateur un étrange et émouvant effet de surprise; c'est la spontanéité de la vie qui génialement se manifeste.

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