vendredi 27 avril 2012

Notes sur Mad Men

 

 
 
 
  
 

Plus que de reproduire la société américaine des années 60, Mad Men semble la regarder depuis son fétichisme de l'âge d'or hollywoodien et qu'on pourrait appeler fétichisme ménager : le fétichisme appliqué au monde des objets - on baigne à beaucoup d'égard dans le bonheur encombré des Choses de Perec, agencement d'objets, paradis de textures et de surfaces. En témoigne les nombreux plans sur les gestes ménagers de Betty Draper: découpage d'un gâteau, vaisselle, préparation du repas, d'un cocktail, prise d'une cigarette, pose d'un sous-verre. Tout se passe pour elle comme si les tâches ménagères étaient une affaire d'indépassable champ-contrechamp  : le champ du visage, le contrechamp de la tâche (et non plus celui de la partie du corps), imperturbablement. Fétichisme ménager qui ne parle donc pas ici pour le désir et sa pulsion scopique, non pas fétichisme vagabond mais fétichisme contraint et claustrophobique qui parle pour le désespoir tranquille: la partie (l'objet) défiant le tout, l'objet enserré dans le plan comme idiotie du paysage mental, impossible échappée; le flambant neuf de l'objet qui finit par avoir raison du visage éreinté de Don Draper, surface chiffonnée d'un visage contre surface lisse de l'objet.
Et c'est étrange de voir ce monde (40's - début des 60's) que l'on a d'abord connu enchanté par l'érotisme et la morale (le miracle sirkien, le fantasme wilderien et langien, etc.) subitement dessaouler, se déployer au ras de ce prosaïsme désenchanté, quotidienneté brutale, réalité du sexe (réalité du fantasme hollywoodien qui serait, au fond, le sexisme) qui ne peuvent être surmontés par rien. Il y a dans Mad Men une absence de second plan, une absence de milieu hétérogène à celui de l'histoire qui aurait permis l'évasion érotique ou morale, il y a plus simplement une absence total de glamour, ce glacis inventé par Hollywood. Cette absence totale de transcendance donne à la série l'impression de traiter son époque sous un cynisme qui a tout de contemporain (on aurait pu alors s'attendre à une sorte de Nip/Tuck version pubard) alors qu'il n'est dû qu'à cette planéité du quotidien retrouvé, cet ici-bas sans au-delà normalement figuré par le cinéma lui-même. Sans un niveau supérieur d'idéalité, le désespoir tranquille ne connaît rien d'autre que lui-même : il ne peut pas se penser lui-même puisque ces pensées sont toutes faites de la même étoffe désespérée. Une situation heureuse pourrait penser une situation désespérée, de même qu'une femme donne les moyens d'en penser une autre, mais ici dans Mad Men ce n'est même pas le cas, tout est complice, partie intégrante de ce désespoir. Tout baigne dans la même lumière. D'une certaine façon la lumière irréelle de certains films hollywoodiens (certaines scènes-clé chez Sirk) vient parler pour le miracle érotique, moral, vient opérer le décollement entre deux régimes de réalité.
Pour autant il ne s'agit pas dans Mad Men de se permettre toutes les libertés rétrospectives, et la série se donne les moyens d'un réflexif (c'est-à-dire d'un regard qui se décale pour dire autre chose que ce que dit son objet) qui est en partie contenu dans sa mise en scène et dans cette idée de fétichisme ménager, sorte de
ruse que la fidélité se trouve pour ne pas être infidèle, une réflexivité trouvée et donc contenue dans les moyens même du cinéma de l'époque.