samedi 31 décembre 2011

Shame de Steve McQueen

Merci à Guillaume dont la discussion génère les idées, quand je ne les lui pique pas tout simplement.

 « Quand on dit que la sexualité a une signification existentielle ou qu’elle exprime l’existence, on ne doit pas l’entendre comme si le drame sexuel n’était en dernière analyse qu’une manifestation ou un symptôme d’un drame existentiel. La même raison qui empêche de réduire l’existence au corps ou à la sexualité empêche aussi de « réduire » la sexualité à l’existence : c’est que l’existence n’est pas un ordre de faits (comme les « faits psychiques ») que l’on puisse réduire à d’autres ou auquel ils puissent se réduire, mais le milieu équivoque de leur communication, le point où leurs limites se brouillent, ou encore leur trame commune. Il n’est pas question de faire marcher l’homme « sur la tête ». Il faut sans aucun doute reconnaître que la pudeur, le désir, l’amour en général ont une signification métaphysique, c’est-à-dire qu’ils sont incompréhensibles si l’on traite l’homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles, ou même comme un faisceau d’instincts, et qu’ils concernent l’homme comme conscience et comme liberté. »

"La sexualité, dit-on, est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Mais justement pourquoi le faisons-nous ? Pourquoi notre corps est-il pour nous le miroir de tout notre être sinon parce qu'il est un moi naturel, un courant d'existence donnée, de sorte que nous ne savons jamais si les forces qui nous portent sont les siennes ou les nôtres - ou plutôt qu'elles ne sont jamais ni siennes ni nôtres entièrement. Il n'y a pas de dépassement de la sexualité comme il n'y a pas de sexualité fermée sur elle-même. Personne n'est sauvé et personne n'est perdu tout à fait."

Merleau-Ponty - Phénoménologie de la perception

« L’attitude criminelle de Bruno n’est que la dégradation d’une attitude fondamentale de l’être humain. Dans sa maladie, nous pouvons distinguer altéré, perverti, mais paré d’une sorte de dignité esthétique, l’archétype même de tous nos désirs. »
Chabrol, Rohmer - Hitchcock

Entre L'homme aux bras d'or de Preminger (1955) La femme aux chimères (Young man with a horn, 1940) de Michael Curtiz et Le Poison (The Lost Weekend, 1945) de Wilder, Shame. Comme si Mcqueen (qui dit s’être inspiré du Poison) allait prendre des nouvelles de ces héros et n'a pu en recueillir qu'un film crépusculaire, loin de la rédemption emersonienne, horizon exclusif de toute addiction se passant dans le Hollywood de l’âge d’or. D'une époque du cinéma à une autre, les lieux restent les mêmes : bar, boîte, restaurant, hôtel. L'addict (de drogue, d'alcool, de sexe) est tenu par cette cartographie obligatoire : il doit avoir un pied dans le monde, pour la seule raison qu’il lui faut obtenir l'objet de sa convoitise. Des lieux de cinéma hopperiens, malléables comme des scènes de théâtre sur lesquelles nous serait garanti le bruit du monde, de la vie sociale. A l’opposé, la chambre devient le lieu où l'on se retire avec ses trésors, ses bouteilles d'alcool, sa drogue, ses images, mais devient potentiellement le lieu du sevrage dès lors qu'on le décide, une porte que l'on ferme sur les délices empoissonnés du monde. Sevrage forcé qui aboutira à une crise de paranoïa chez Wilder, une crise de panique chez Preminger et une errance hallucinée chez Curtiz. Dans Shame, la chambre il faut à l'inverse s'en éloigner, là s'entasse les boîtes grouillantes d'images de la grande chair anonyme, elle est la base de commandes ouverte sur l'œil aveugle de l'image, du flux ininterrompu de l'inerte.

Le pied une fois dehors, c'est l’image filmique qui porte la charge de l’addiction, l’étend, la propage. Le cinéma devient le lieu privilégié d’un monde ployant sous la loi tyrannique d'un regard-addict de la même manière qu'un personnage de dessin animé affamé prend le risque de dévorer son acolyte devenu bifteck. Dans le Poison le monde était un monde-bar, les amis n'existaient qu'en tant que potentiels payeurs de verre, la faim devenait le monde, le monde devenait le moyen. Mais sous la joie du perpétuel dernier verre sourd l'arrière-pensée du retour à la chambre, de l'oeuvre à écrire, car le héros du Poison était un écrivain et boire consistait à sans cesse ajourner la vie de l’oeuvre : un verre de plus, une page en moins. Chez Curtiz, Kirk Douglas était un saxophoniste de génie mais alcoolique. Frank Sinatra chez Preminger avait un don pour la batterie. L’addiction n’avait de sens qu’en tant qu’elle empêchait ces hommes de faire ce qu’ils avaient à faire, de faire ce pour quoi ils sont ontologiquement faits, dans une perspective encore toute émersonienne.
L'addiction prenait place dans un monde émersonien, englobée dans un monde « en bonne santé » et dont un personnage secondaire du film en sera comme le représentant. Doris Day, Jane Wyman, Kim Novak « sortiront de là » Kirk Douglas, Ray Milland, Sinatra. C’est à travers leur obstination d’amie, de petite copine qu’une potentielle guérison peut advenir. Elles deviennent, pour un moment, comme de bonnes versions d’eux-mêmes, alter ego mêlé de monde, qui pensent à leur place le moyen de se sevrer.


Du Poison à Shame, un manteau en héritage, qui confère à Carey Mulligan, le rôle protecteur que pouvait avoir Jane Wyman chez Wilder. Un manteau comme un passage de témoin, trop lourd pour Mulligan. Peut-être pouvons nous critiquer le pessimisme du film qui consiste à donner la clé d’une solution pour finir par l’égarer. Mais c'est que Shame se préoccupe d'abord et surtout d'exhiber les signes d’une absence : celle du monde emersonien qui garantissait la possibilité de s’en sortir par le monde lui-même. Ceci tout en armant le film pour qu’il fasse advenir, réapparaître par le rituel des scènes, des lieux, des costumes, ce qui est désormais devenu impossible, ce qu'on ne peut plus demander au cinéma : la comédie dramatique emersonienne.
Mais cette idée, loin d’être immorale à défendre au cinéma, est inhérente à l’addiction de son héros : l’alcool et la drogue du cinéma hollywoodien ne sont pas le sexe. Le mouvement de l’alcoolique est celui d’un renfrognement marginal qui lui empêche l’accès au monde, tandis que Brandon englobe le monde dans son addiction. La chambre, nous l'avons vu, ne peut pas être le lieu du sevrage puisqu'elle est éminemment le lieu du sexe, et le monde n'est pas un monde à reconquérir, ils le deviendraient s'il était possible de créer un "en dehors" de l'addiction, ce qui est impossible par le caractère précisément totalisant et existentiel du sexe. Dans Shame, il ne s’agit pas tant de sexe que d’existence s’exprimant par le biais du corps sexualisé de Brandon. Les deux sont intimement liés et le corps reste l’incarnation perpétuelle de son existence.

Le problème de l’addict est qu’il s’intéresse au monde de manière partielle, depuis le prisme de son addiction. Tout ce qui n’intéresse pas son addiction n’existe probablement pas. Et ce qui pourrait indirectement servir son addiction doit être distordu en moyen direct de la servir. Dans cette logique la sœur intéresse trop l’addiction de Brandon pour pouvoir être le vecteur de la guérison. Et l’on voit jusqu’où peut aller un monde qui se déforme pour sexualiser tous les corps : un corps interdit devient un corps banalement désirable (la scène de la douche), un corps qui gémit sans pudeur dans la chambre d’à-côté. Mais le corps devient tardivement connoté comme interdit pour nous, et le temps qu’elle dise « je suis ta sœur », nous avons été du côté du désir de Fassbender. Cette distorsion que prend en charge le film va plus loin : tout ce qui apparaît sur l’écran semble être une sorte d’inatteignable idéal scopique qu’aimerait approcher le héros. Nous sommes séparés du héros par cette distance que nous avons par rapport aux scènes de sexe et qu’il aimerait pouvoir avoir : seul l’intéresse l’agencement, le rapport sexuel qui débute in medias res, comme on dit. L’in medias res de l’image, le commencement au milieu que réalise l’image. Ajoutons : le commencement au milieu et figé.


Il y a ces scènes du métro où les corps sont embarqués dans une même rêve, à une même vitesse. Scènes merveilleuses en ce qu’elles se chargent d’évoquer les mouvements paradoxaux qui alimentent le désir de Brandon, le mouvement rectiligne du métro qui fonce comme une flèche amnésique vers sa prochaine station, et le mouvement cyclique, où l’on se rend compte qu’avancer équivaut à retourner au point de départ : la scène ouvre et ferme le filme. D'une extrémité à l'autre de Shame, cette quasi-même scène qui ne dit pas la même chose et qu'il faut interpréter à la lumière de ses nuances.
D'abord, le regard de Fassbender fait advenir l'érotique de la scène, car toute la logique de l’addiction est de rendre le monde magiquement disponible à cette addiction, disponible et commandé depuis le fond de l'oeil. Un monde facile, comme l’on parlerait d’une femme facile. Toute la puissance d’agir de Fassbender est entièrement contenue dans son regard, et l’on s'étonne de trouver la femme qu'il remarque dans le métro particulièrement bien couverte, bottes, jupe de longueur raisonnable, collants transparents .Si elle était simplement belle l'on se suffirait d'un simple jeu de regards mais ce qui intéresse Brandon c'est précisément autre chose que l'énergie du visage, c'est plutôt le corps en tant qu'il est traversé d'inertie, ici dans "l'étendue lunaire des cuisses" qui se devine par le devenir rayon X du regard. Ce n'est rien, mais c'est suffisant pour Fassbender, pour qui le vêtement n’empêche pas la jouissance mais indique au regard-désir le lieu de ce qui est caché. La jupe ne bouge pas et donne pourtant l'impression d’imperceptiblement se retrousser à mesure qu’on la fixe. Car si la nudité ne renvoie pas au vêtement, le vêtement renvoie à la nudité dès lors que la caméra fétichisant la cuisse, l’isole.
Prestidigitation du désir où le regard se rêve efficace comme une main, et part de l’autre côté de l’espace toucher, palper, soulever.
D’abord la jeune femme semble comme envoûtée par le regard qu’elle a d’abord envoûté, comme si la conscience d’envoûter était elle-même un envoûtement (Rohmer), elle se fait prendre au jeu, s’humidifie la lèvre avec la langue, bouge légèrement sur son strapontin. En face, Fassbender qui soutient son regard, semble être la cause des infimes palpitations de la jeune femme, le monde est sur le point d’être magique mais se voit vite rattraper par la station qui arrive. Fragilité d'une scène qui fait tenir le monde tout entier dans le mouvement d'un visage féminin (imperceptible en regard de tous les mouvements du monde), visage de la jeune femme qui se décrispe du bruit blanc de sa songerie pour attraper, adhérer au délire convenable et convenu d'un homme; c'est l'une des rares scènes où Brandon n'est pas encore tout à fait isolé dans son désir. Mais également fragilité d’un personnage inapte au grand mouvement du monde, de drague, de sexe, d’amour, mais qui se fait son histoire avec les mouvements les plus délicats: ce sourire qui est sur le point de ne pas en être un, cette jupe qui est sur le point de se soulever. Il suffira d'un regard pour qu'elle lui livre son corps; acceptant d'être délirée au point où les gémissements de la scène précédente viennent se poser sur son visage, elle devient ainsi la source potentielle de ces gémissements.
 Mais le temps du fantasme est rattrapé par celui du monde : on ne se fera jamais à l'idée qu'une femme puisse préférer ne pas rater sa station plutôt que de rater cet homme. Elle est bouleversante cette facilité de femme avec laquelle elle abandonne le jeu pendant que Fassbender tient maladivement à la rattraper. Les règles du jeu stipulaient que celui-ci ne dure que le temps d'un trajet, l'accord tacite qui faisait de cette femme juste une apparition est brisé dès lors qu'il la fait devenir corps, dès lors qu'il lui court après. C'est cette tragédie qui consiste à prendre au sérieux ce qui ne devrait pas l'être que porte la musique, Brandon est un personnage hollywoodien et mélodramatique qui s'est trompé d'époque, lui-même avouera un peu légèrement qu'il aurait aimé être musicien (comme Douglas et Sinatra) dans les années 60. Brandon est un héros qui ne peut plus se permettre la légèreté dans un monde qui en regorge, dans un monde simplement vivant, cool, débordant de sexualité. McQueen se garde bien de juger ce monde, ce qui l'intéresse c'est de rendre mélodramatique l'impossibilité de faire du mélodramatique. Ricanements de la soeur, gouaille du patron, banalité du rendez-vous galant, honte à lui de ne plus être capable de coïncider avec ce monde-ci. Un peu comme Tisserand (Extension du domaine de la lutte) pestait contre la sexualité des corps jeunes qui s'étalaient devant lui en boîte de nuit et que sa laideur ne lui autorisera jamais, ce même genre de tragédie : une loi intérieure, incroyablement bête, vous sépare des jouissances principielles du monde. La sexualité est devenue ce qu'elle n'aurait jamais dû être : une affaire sérieuse.
           Cette première scène de métro est une jeunesse. Rien ne précède, rien ne suit, ce qu'on découvre est la joie sans limites qui se conclut par un de ces échecs inoffensifs. L'on comprendra plus tard que cette scène métaphorise la situation du héros : à l'aise dans l'érotique des regards, le corps des femmes le nargue dès lors qu'il s'agit de les attraper, dès que l’image s’incarne elle a les moyens de s’enfuir. Images contre corps, ce sont les termes de la lutte.
L’ultime scène du film est la reprise de la première, il retrouve la jeune femme dans le métro, presque méconnaissable sous son maquillage et ses beaux vêtements ; elle est ce même-autre du désir. Toute la scène se déroule sous une tonalité beaucoup plus optimiste, on se croise du regard, on se reconnaît, on se sourit. La scène s’alourdit pourtant de tout ce qui précède et que le héros semble déjà avoir oublié, condition pour que le mouvement vicieusement cyclique advienne. Rien n’empêche de penser que ce qui suit cette scène soit, non pas le générique, mais exactement la même chose que ce qui précédait, et que ce qui précède la première scène du métro soit identique au film lui-même, comme si le film était programmé sur un éternel "replay".



Le rendez-vous galant s’annonce comme le territoire d’une reconquête : il faut reconquérir le vivant. Sur le trajet du restaurant, Fassbender lève les yeux vers un building abritant un hôtel,  une femme est en train de se faire prendre par derrière, les mains posées sur la baie vitrée, son corps offert à la ville. On comprend qu’il veut la même chose que dans la vitrine et il y travaillera. L’addiction ne va pas sans ses calculs, et Fassbender est capable de se réfréner pour parvenir à l’image qu’il désire, tout son monde est donc lourd d’une logique de l’arrière-pensée calculatrice plus que de la simple culpabilité.
 Au fil de la discussion, il rêve de ne pas faire de sa collègue le moyen de ses images, il rêve de se laisser aller à la mauvaise foi du rendez-vous galant, à cette langoureuse timidité. Il désire jouer comme on vit, lui dire sur le ton adéquat qu’elle est resplendissante. Brandon essaye ici de reconstruire l’histoire qui précède son addiction, tentant de la faire rentrer dans le cadre d’une histoire banale, d’en faire la conséquence naturelle du mouvement quotidien de la séduction. Cette scène, comme un petit miracle tremblant, est construite sur le fragile tempo de leur discussion, sur la sidération de leur présence mutuelle, sa banale tranquillité surgit sur le fond de l’agitation triste de Brandon qui y voit la possibilité d’un retour à la vie.
            Ce qui pourrait être perçu sur le ton convenu du cynisme, comme une scène de séduction ritualisée et fatigante, a un goût humain de nouveauté, comme si à l’intérieur même du déjà-vu-mille-fois se rejouait la toute première fois qu’un homme et une femme sont allés au restaurant et se sont mutuellement intimidés. Et cette fragilité persiste malgré le fait que nous les savons et que nous nous savons, en ce genre d’occasion, loin d’être dupes de ce qui se trame réellement. Au -delà de toutes les arrière-pensées qui les sépare du moment présent et du visage rencontré, ils arrivent à reconquérir sans s’en rendre compte l’innocence de la présence.

C’est peut-être un détail de trop, une analyse qui s’apprête à aller trop loin, dans la zone d’un approfondissement gratuit mais qui ne va pas sans son plaisir. La scène du rendez-vous galant rassemble deux mouvements : celui du serveur trop encombrant et qui vient buter, couper dans son élan le mouvement du rendez-vous galant. Dans son analyse de la mauvaise foi, les deux exemples majeurs sur lesquels s’attarde Sartre sont le rendez-vous galant et le garçon de café. La mauvaise foi y est définie comme le mouvement par lequel la conscience arrive à s’obscurcir elle-même, à se fondre dans son personnage jusqu’à s’y identifier,  je m’obstine à être ce que je ne suis pas, à affleurer à la surface de ma facticité de serveur (ou garçon de café) de femme qui est corps en même temps que pur esprit. Bref, par la mauvaise foi je tente d’échapper au fait que j’échappe toujours à la situation par le fait que je suis une conscience, de même Fassbender semble vouloir échapper au fait qu’il échappe à la situation, qu’il est ailleurs, tout auprès de l’image aperçue sur le trajet du restaurant et s’apprêtant à la reproduire. Mais c'est au moment de coucher avec elle qu'a lieu insidieusement la lutte : Brandon n'arrive pas à la dominer assez pour lui faire adopter ses plans à lui, pour la plier à l'image à laquelle il désire la faire correspondre. Brandon ne peut pas jouir dans ces conditions, en étant empêtré dans la chair, sans distance, sans prévoir la caresse qui arrive; à son incapacité répondra un tranquille et tragique "Ce n'est pas grave".

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