je n'ai pas eu le temps de revoir le Genou de Claire, je m'en souviens mal et peut-être qu'il ne va pas dans le sens de ce que je dis, dans ce cas, prière de lire "Cinq" partout où est marqué "Six".
Il y a chez Rohmer quelque chose qui tourne autour d'un secret féminin temporairement surmonté par le héros et dont toute la morale du Conte serait l'effritement du "surmonté" au profit de la réaffirmation du secret, on pourrait même dire que le héros est comme confronté à la dépossession de son propre secret: il pensait qu'il y aurait film sur lui-même, ce lui-même complexe, réflexif et digne d'un film mais c'est comme si la conclusion de ces six contes moraux ne cessent de glisser, de déraper de son histoire pour s'ouvrir à une autre, à la perspective d'un deuxième film absent, le film de la femme autour duquel tourne le film de l'homme. L'homme pensait dissimuler un secret, une complexité, un tiraillement, un dilemme qui en réalité se trouve toujours de l'autre coté : du côté de Françoise et de sa relation avec l'ex mari de Maud, du coté de Suzanne que l'on pensait sotte et qui réussit mieux que les autres, quant à Haydée et la boulangère, elles sont les histoires niées par les héros qui s'arrache de leurs trajectoires comme pour recentrer le récit sur eux, affirmer que le film se passe bien là où l'on pensait qu'il se passait. Les secrets de ces femmes sont indissociables du secret qu'elles incarnent, d'un secret féminin dont on ne pourrait rien en dire mais dont on pourrait faire voir des manifestations, ce premier secret étant le pendant plus cinégénique, plus articulable de l'autre, presque ineffable. Secret ou nous pourrions dire mystère, le héros s'arrange de ces mystères en jugeant qu'il n'y a pas de mystère, ne se posant souvent la question que de son propre mystère, du mystère de son désir. Tout échappement, toute dérobade est annihilé par la cohérence interne des explications que lui fournit son orgueil, mais les enjeux finissent d'être redistribués et le mystère d'en face, d'à-coté tend un miroir à ces héros : Haydée questionne le devenir collectionneur d'Adrien (La collectionneuse) , Jean-Louis réalise le passé amoureux de sa femme lui qui ne faisait que questionner le sien (Ma nuit chez Maud), Frédéric avait peur de tromper sa femme et c'est en fait elle qui le trompe (L'amour l'après midi) Bertrand retourne sur lui-même le mépris qu'il avait pour Suzanne (La carrière de Suzanne).
Clément Rosset décrit dans Le réel et son double deux niveaux de la bêtise. Il y a la bêtise au premier degré, celle de son contenu : l'attachement à des sujets dérisoires, une sorte de bêtise naïve et inoffensive. Le deuxième degré serait le plus redoutable, c'est la bêtise réflexive, où l'on a pris conscience du problème de la bêtise, "on sait qu'il faut éviter d'être bête, et à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude "intelligente"". Il y a dans les films de Rohmer quelque chose comme une confrontation entre ces deux degrés, quelque chose que la figure masculine répartirait entre lui et les femmes : lui serait le garant de l'attitude réflexive, du snobisme, tout au vague à l'âme de son désir, accaparant la voix-off comme pour mieux se justifier et se faisant, permet aux personnages de partir sur un pied d'inégalité. La femme serait cette figure cantonnée à un seul niveau de réalité, se voyant refuser cette part "moitié rêvée moitié agie" (Conte d'automne) de la vie où l'ambiguïté est permise. De cette rêverie elle n'en est que l'objet, réduite à la seule surface solide de ses gestes, de ses regards et de ses paroles, non doublée de discours réflexifs, toute de solidité. Solidité méprisée par le héros mais qui dans les yeux de Rohmer se charge d'une part de mystère infini. Si une émotion doit être rohmérienne elle se situe dans l'approfondissement d'un détail pratique, d'une habitude quotidienne, d'une manie ou d'un défaut, dans cette façon de célébrer la sincérité et l'élégance avec laquelle ces personnages se mettent à vivre et la suspension du conflit entre la quotidienneté et la pensée. Chez Rohmer il n'y a pas d'être pensant à faire émerger d'une situation mais justement des problèmes qui émergent à la surface de la pensée et s'incarnent dans le monde. La politesse rohmérienne est celle d'un cinéma qui ne triche pas dans la composition de ses éléments et ne transfigure le réel qu'à condition de ne pas le faire mais de seulement présenter avec l'impression que l'on a seulement augmenter le temps de parole de la pensée jusqu'à ce qu'on n'entende plus qu'elle (les décors jusqu'aux tenues nous donnent toujours à penser chez Rohmer). Dans le cinéma de Rohmer il n'y a pas quelque chose que nos propres vies ne pourraient pas atteindre. Je pense que tout le monde a connu dans sa vie une situation présentant un air de famille avec les situations rohmériennes : qu'il s'agisse d'un hasard décisif, d'un désir rongeur, d'un mépris finissant de se retourner sur soi, d'une solitude toute féminine, et pourtant le désir semble deux fois plus désir, le hasard se trouve à la limite du trop écrit, mais rien qui ne soit trop infidèles ou trop beaux pour nos désirs et nos hasards, et l'amour que l'on porte à ses films finit de se confondre avec l'amour de nos propres vies.
Peut-être que les Six Contes Moraux auraient voulu d'abord être le film de ces femmes, (ce qu'ils seront après cette période) comme tente de le devenir le prologue de la Collectionneuse où Rohmer filme le corps perçu d'Haydée, seule séquence du film dénuée de paroles, faute de pouvoir dire quelque chose d'Haydée ou de lui faire dire quelque chose en marge de l'histoire, nous la montrons et nous déchiffrons un peu de ce qu'elle est dans les lignes, creux, bosses, de son corps. On remarquera que dans aucun film de Rohmer il n'y a de voix-off féminine : c'est que précisément, ces films, mais particulièrement ces Six contes moraux ne cessent de tourner autour de l'absence-présence (définition même du mystère) d'une femme: présence s'adressant au héros mais qui ne se donne que dans ses paroles, son corps, ses gestes, elle-même fermée sur sa féminité, sur son monde secret. On la dénude, on l'explique comme pour suppléer à l'impossibilité de la voix-off, voix-off que Rohmer ne tente jamais, ne surmonte jamais : il ne parlera jamais la femme. Notre regard sur elle n'est autorisé que par la présence du héros : Hélène, la femme de Frédéric ne se donne jamais qu'auprès de lui, seule, sa vie se passe hors-champ, elle n'est jamais que prise dans le regard de son mari, de même qu'Haydée est prise dans le regard d'Adrien, dans les Contes moraux aucune héroïne n'est vue sans son héros, à l'exception du prologue clandestin de la Collectionneuse. Pourtant la scène finale de l'Amour l'après midi finit de nous ouvrir une porte sur les après midi d'Hélène, Hélène pleure de joie et de culpabilité, le titre du film, l'Amour l'après midi, lui était comme destiné mais nous sommes resté enfermé dans le masculin de Frédéric, son "jeu dangereux" pendant qu'Hélène était déjà bien plus loin.
Part solide et part rêvée de la vie cohabitent avec la même profondeur, le même sérieux, le même degré de réalité, en témoigne ce réel dédoublé dans l'Amour l'après midi : d'abord une scène où Frédéric frôle du regard les passantes parisiennes comme autant de monde clos lui passant devant (inutile de souligner que ce sont les actrices principales des Contes moraux qui jouent les passantes), le toisant de leur mystère. Scène suivante : Frédéric rêve qu'il a une amulette le rendant irrésistible aux yeux de toutes les femmes. De même que Chloé est aussi réelle qu'Hélène et cette double vie dont rêve Frédéric et dont aucune ne serait vécue sur le mode de la clandestinité devient possible, les héros désirants croient avec une belle sincérité aux rêves autonomes de leurs désirs. Juste en face d'Hélène c'est le désir sans ambages et masculin de Chloé qui l'effraie, la figure féminine se dédouble aussi dans la Boulangère de Monceau, entre son pendant mystérieux et son pendant clarifié, entre la désiré et celle qui désire, souvent méprisée.
Un secret du féminin sous-estimé donc, un secret snobé qui permet à l'homme d'affirmer que l'histoire se passe bien de son côté et non pas du côté d'Haydée ou de Suzanne. Snobisme et mépris qui finit de dessiner en creux de cette affirmation, de cette virilité-là, un doute, une incertitude et la victoire du mystère sur l'explication, du désir sur le mépris, de l'émotion sur le dandysme. Ce qui reste ouvert à chaque instant, ce que les films ne cessent de suggérer c'est la possibilité d'un autre film à visage féminin, ces films de héros approchent au plus près de leurs héroïnes, Rohmer les a ainsi approchées par le biais de l'homme, il leur tourne autour, les contourne, les ignore, s'enfuit, n'assure pas ses rendez-vous, les pense raisonnablement toutes amoureuses de lui comme autant d'affirmations réitérées que le centre de gravité de l'histoire se passe bien là, auprès de l'homme. Mais l'homme lui-même ne cesse d'opérer un décentrement en gravitant autour des femmes, en les portant dans son désir, dans ses pensées, comme s'il ne pouvait jamais que se penser, se réfléchir, se percevoir à travers elles, comme si les femmes étaient la condition de la pensée de l'homme tandis qu'elles-mêmes parviennent à se penser toutes seules, à la façon du regard des passantes ouvert autarciquement vers l'intérieur tandis que celui de l'homme ne cesse de le solliciter, regard féminin allant et venant entre la présence et l'absence, à la manière de cette conscience d'être désirables mais jouant à ne pas le savoir, condition même de leur désirabilité, comme ces portraits de liseuse où l'on se demande si le modèle se sait observé. C'est ce premier degré dont parlait Clément Rosset mais qui serait feint, comme un dépassement du deuxième degré, comme si la conscience de son être perçu, au lieu d'un évitement, accueillait un mouvement d'acceptation de cette féminité qui émerge du regard de l'homme, n'étant jamais solidement passante, définitivement objet de désir mais consentant à le devenir, consentant à la féminité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire