samedi 4 juin 2011

Éloge de la persévérance : Le gamin au vélo, Dardenne




« Alors la vie jaillissante c’est pas quelque chose d’extraordinaire, c’est comme l’élan vital bergsonien, c’est pas du tout extraordinaire, c’est même très fatigant, c’est pas la grande joie non plus. Mais c’est des gens qui sont épuisés par la vie, même petite, par une petite vie, au lieu d’épuiser la vie. Si bien que par eux quelque de chose de la vie passera et rebondira. » 
Gilles Deleuze

Dans un cadre millimétré les Dardenne travaillent au corps à corps les réflexes trop rapides, les réponses pré-mâchées d'un scénario tentateur : le film est parcouru par des contre-mouvements dont on ressent puissamment l'énergie sans qu'ils éradiquent les cadenas d'autres mouvements, qui s'acharnent eux à résoudre rapidement des problèmes que les spectateurs ne prendraient sans doute aucun intérêt à voir résoudre. Mais ces quelques phrases tapageuses ("c'est lui ou moi") qui devraient assurer sans souffle la jonction des échappées ne sont que le peloton paresseux d'une rencontre qui le devance, le dépasse, et qui ne peut par conséquent être suivie qu'avec cet engourdissement du groupe, ces réponses qui ne sont rien ni personne et qui n'ont encore rien rencontré. Le gamin au vélo n'est que courses et efforts, fuites et accélérations, un trajet le sépare toujours des buts qui se sont imposés (retrouver son père, attaquer le libraire...) et c'est à force d'investir ces trajets de ses cavalcades qu'il en prend possession, qu'il libère son chemin de ce qui lui faisait obstacle. Il entraîne la coiffeuse là où les autres coureurs avaient frauduleusement déclaré forfait, elle comprend avec lui qu'elle ne peut pas abandonner sa course, qu'il n'y aurait aucune réelle raison de le faire, à l'image de l'abandon infondé du père ou de l'ultimatum idiot du petit ami. 



On pense à l'Alice dans les villes de Wenders qui demande à son imprévu tuteur ce que sont ces autres choses vaguement invoquées qu'il aurait à faire et à celui-ci qui, authentiquement, ne peut rien trouver à répondre : ce qu'il a à faire, il le fait, coïncidence étrange qu'il faut savoir voir et que la coiffeuse voit, très immédiatement. Il n'y a plus à mettre en scène de fausses délibérations et de faux dilemmes, la littérale irruption du gamin au vélo n'est plus un accident, son aléatoire est rendu nécessaire, la négociation des modalités de la relation ("tu peux t'accrocher à moi mais serre-moi moins fort") commence en même temps que celle-ci, signe qu'elle existe déjà, immédiatement. Mais il faut de la persévérance pour suivre une pente pourtant aussi naturelle que la chute des corps, le père ou le petit-ami n'ont su que y freiner, s'égarer, peut-être cette rencontre n'était-elle pas la leur, peut-être sont-ils condamnés à rater ce qu'ils cherchent à force de le chercher, à force de se convaincre que ça ne peut pas être ça, maintenant.

2 commentaires:

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  2. Bon, toutes mes confuses, je viens de découvrir cette faculté d'annuler un commentaire, alors j'ai pas souhaité m'alourdir d'encore un désir non réalisé sans vraiment de raisons.

    Je ne comprends pas tout à votre post (que je n'avais pas lu avant mon commentaire annulé, je vous concède), sauf que vous avez pas l'air de dire n'importe quoi; mais je vois aussi que vous avez été frappée comme moi par la scène du dispensaire. Celle-là même que je décrivais, et comme une des plus insurpassables perfections qu'il m'ait été donné de voir au cinéma.

    Je ne suis pas tout à fait d'accord, si vous dîtes ça, avec le fait que cette rencontre engage quoi que ce soit pour la suite. Peut-être le retour du vélo recherché, mais à mon sens ce peut se réduire à une simple action charitable qui pouvait très bien en rester là. Simplement elle est transformée par le gamin en occasion de sortir de l'orphelinat les week-end (pour chercher papa évidemment), et cela en faisant sa tutrice de la coiffeuse, et alors taratata tsoin tsoin.

    Ce qui m'a surtout paru sublime, dans cette situation de la salle d’attente du dispensaire, qui semble complètement aléatoire effectivement, en tout cas plus chaotique que l’ordre quotidien, c'est, tout à fait synchroniquement, l’enfant fou coursé par les éducateurs avec, en contrepoint parfait, dans la violence qu'il impose à la coiffeuse par son désir de fuite et de liberté, son désir de papa aussi, sa réaction à elle.

    Face à ce sauvageon surgi d'on ne sait où, cet apparent délinquant, cet animal incontrôlable, le degré zéro de l'humanité contemporaine aurait été d'essayer de hurler, de se débattre et d'en appeler aux autorités compétentes.

    Mais elle, quoiqu'assommée par l'asphyxie, la douleur, l'inconfort pourrait-on dire, elle reste impérieusement immobile et souffrant tout de ce surgissement, elle ne fait que dire le plus doucement possible: "serre moins fort tu me fais mal".

    Évidemment la radicalité des attitudes dans cette rencontre a quelque chose de féérique ou transcendant : pas de dilemme, pas de fausses délibérations. La transformation direct en or d’une très grande partie de la brutalité et de l’anomalie générale que constitue la vie humaine, et cela spontanément, sans temps de cuisson apparent.

    Mais la détermination et la marginalité du gamin, qui ont permis cette radicalité, à une autre époque on les aurait rangés dans le dossier comme preuves de monomanie. Et aujourd'hui encore, si elles osaient s'étendre dans le temps et entre adultes, elles ressortiraient à la nosographie psychiatrique et même aux catégories judiciaires.

    Quant à la coiffeuse… Je me demande même si il en existe des comme elle là où je vis. Des qui serait capables de retourner leur gamin en le gardant avec elle, je veux dire. C’est très beau, mais les gens n’ont pas que ça à foutre non plus, et comme on les comprend…

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