Rashōmon comme L’évaporation d’un homme travaillent les rapports infidèles d’une vérité à ses récits, soit le gouffre doucement paradoxal entre nos désirs de vérité, confondue avec les faits, et la réalité glissante des choses et des gens, celle que nos propres yeux décident de figer à force d’avoir vainement attendu que d’elle-même elle se fige. Au viol d’une femme dans Rashōmon fait écho la disparition d’un homme dans L’évaporation ; les récits prennent la peine de se formuler autour d’événements dont la matérialité n’est pas objet d’équivoque : d’eux l’on peut dire qu’ils ont – ou non – eu lieu. Mais ni Kurosawa ni Imamura ne retiennent ce biais frontal de ce qui s’est ou non passé pour faire vibrer la corde du relatif, même si ce qu’il leur importe de faire, dans l’exploration des témoignages et des circonstances, vise à une ampleur comparable : jusqu’à quel degré les nuances peuvent-elles nuancer et les divergences diverger avant d’atteindre le point de non-retour d’une défiguration de l’événement ? Le problème est celui de la vérité en son sens quasi géographique : où peut-on s’arrêter, se stabiliser, non pas là-bas, dans les faits incertains d’un passé qui n’apparaît de toute façon plus que par persistance rétinienne, mais ici et maintenant, dans le récit (pour Rashōmon), dans le documentaire d’enquête (pour L’évaporation) ?
Les variations des récits autour d’un même crime doivent chez Kurosawa s’incarner dans différents types (le bandit, le samouraï, le bûcheron) dont découleront les différents récits (vantard, fier, ridicule) dans une incohérence bien orchestrée qui tend énergiquement le doigt vers ses motivations psychologiques, vers des œillères qui ancrent les hommes dans la caricature de ce qu’ils sont sans d’ailleurs nous avoir donné l’occasion d’un détour par ce qu’ils sont. La valse des récits éclaircit finalement la vérité par une addition des mensonges et des omissions qui laisse apparaître une sorte de juste milieu autour duquel gravitaient toutes les exagérations : ce qui avait été perdu de vue n’était pas caché bien loin et le moment du film a été celui de cette redécouverte, mais d’une redécouverte bien éphémère puisqu’elle est ensuite simultanément recouverte par l’immoral vol fait à un nourrisson et par la fin du film. Les solutions et leur vérité n’ont pas le temps de briller, elles sont immédiatement recouvertes, replongées dans la boue pluvieuse ; il n’y a pas d’évolution, il n’y a que du passage, un passage rancunier qui accumule sous nos pieds le terreau stérile d’histoires qui n’ont jamais pu s’envoler. Tous ces efforts pour démêler et juxtaposer les nœuds des pénibles contradictions narratives des personnages sont bien ridicules, et notre interrogation quant au lieu où s’arrêter est bien vaine, si une seconde immobilisation, plus irrémédiable celle-là, nous poursuit. Le caillou qui roulait, satisfait par ses manœuvres raffinées pour se ralentir lui-même, découvre quelques mètres plus bas la pierre broyeuse qui l’aurait de toute façon anéanti.
La question de la défiguration d’un événement que l’on avait supposé intègre avant le récit de ses pourtours n’entraîne pas Imamura dans la même direction : là où Kurosawa traquait convulsivement le destin de toute vérité, Imamura galope avec souplesse vers son devenir. Ses acrobaties s’installent sur des frontières qu’il ne s’agit pas de franchir mais avec lesquelles il y a à flirter : c’est par la modification (de la vérité d’un fait, de la réalité d’une scène, de la crédibilité d’un mensonge) qu’il met en mouvement une trame qui a davantage à nous dire que les accumulations d’impartialités ou que les illusions d’un caillou. Ce que demande ce mouvement c’est de se perpétuer : non que l’on s’arrête d’un côté ou de l’autre de la frontière mais que l’on garde les pieds écartés, éparpillés, disponibles à des pas qui n’annulent pas les précédents ni ne déterminent les suivants. Imamura a beau intervenir lui-même dans son film, exhiber les artifices de la fiction et leurs mesquineries, enlever les décors en plein milieu d’une scène, la dynamique qu’il a lancée est trop forte : quoiqu’il dise, nous ne pouvons plus le croire, c'est-à-dire que nous ne pouvons plus nous reposer sur telle ou telle stabilité. Il réveille en nous une rare attention qui ne se contente pas des décisions capricieuses d'un réalisateur, il nous libère du carcan assourdissant d'un jeu où nous n'avions décidé d'aucune règle. Rien ne mérite que nous n'ouvrions pas les yeux et c'est pourtant celui qui aurait eu le pouvoir de les maintenir clos qui achève la torpeur. L’enjeu de la disparition d’un homme, dont la photo avait ponctué le film comme une présence fantomatique qui aurait dû nous alerter, se love dans l’enjeu plus grand qu’est le problème d’Imamura, son idée, son sujet. Là où Kurosawa déploie ses emboîtement un peu exigus en une lourdeur trop didactique, Imamura a la force de ne pas se laisser enfermer par ses structures cycliques mais de bondir de l'une à l'autre sans oublier l'intérêt de leurs mouvements.
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