dimanche 20 novembre 2011

Ici et maintenant / Sur la comédie musicale




On ne saurait danser contre sans échouer, on ne peut que danser ensemble. Les conditions de la danse et du chant ne peuvent qu'être le moment d'une communion : le temps, l'espace, les gestes et les paroles sont nécessairement mis en commun, sont le moment d'une fête obligatoire.
Dans West Side Story la danse témoigne d'une énergie qui est celle de l'opposition, on danse pour s'opposer. Comment faire comprendre par la danse que nous ne sommes pas du même monde ? Voilà à quoi tente de répondre tout en échouant merveilleusement  "Mambo !". Le hasard d'une ronde désigne les partenaires pour le mambo. Les clans s'en trouvent mélangés, mais par des mouvements d'une agilité toute chorégraphiée, chacun se trouve un partenaire de son clan : on ne peut pas danser contre un corps et danser tout contre lui.

Diviser le terrain et ignorer l'autre clan restent insuffisants en ce que les phénomènes d'opposition finissent d'être repris, avalés par un phénomène plus grand qu'eux: des corps qui dansent ensemble, quoiqu'on en dise, quoiqu'ils puissent penser. La caméra elle-même n'y croit plus et fait se rejoindre les corps dans un plan d'ensemble où l'oeil tend naturellement à homogénéiser l'image.

Le désaccord essayant de se traduire dans la danse n'arrive qu'à formuler son contraire : des corps qui s'approuvent, s'accordent, malgré toutes les arrière-pensées, une approbation se fait avec nous et sans nous. Soupçon et ressentiment, voilà les modalités des rapports avec lesquelles doivent se débrouiller les hommes et les femmes des screwball comedies : apparaît à la mémoire le visage-moue et poupin de Ginger Rogers qui soupçonne vaguement tous les hommes de la terre d'être des salauds (il faut voir cette comédie parfaite qu'est Pension d'Artistes de Gregory La Cava). Le soupçon est a priori, avant même que Fred Astaire ne dise quoique ce soit : c'est que les bouderies de Ginger ne lui sont dictées que par les exigences de son coeur brûlant de brûler d'amour. Les hommes sont d'office présumés coupables de ne pas en être à la hauteur, façon de les mettre à l'épreuve. Le chant et la danse de Fred Astaire sont ses avocats: lentement, le visage de Ginger se décrispe, mais uniquement à condition que Fred s'adresse à elle en chantant, en l'emportant dans sa danse. L'enfant boudeur se révèle être une femme séduite qui papillonne des yeux comme pour acquiescer; les quiproquos du monde profane laisse place à la concorde chorégraphiée. Mais la persuasion tient à la façon qu'à Fred de clamer la singularité, le style de son innocence : coupable avec tous les autres, il sera innocenté tout seul, dans l'amour de Ginger pour sa danse à lui.
On sent Fred Astaire incapable de jouer très longtemps le dandy causeur, il en vient un moment où il lui faut danser à tout prix. Tous les films de Ginger et Fred ne sont rien d'autres que ces allers-retours entre la contrainte narrative qui enserre les corps dans des pauses hollywoodiennes et ennuyeuses et la lente montée vers l'échappée belle et dansante. Les pas sont chaloupés, le corps de Fred se fluidifie, glisse contre celui de Ginger qui lui fait d'abord dos : tout "Isn't a lovely Day" danse la séduction, ses atermoiements, ses accélérations et ses ralentissements, ses fuites qui ne sont que l'envers du magnétisme. La danse se confond avec la séduction comme art de louvoyer ensemble autour du pot.




Loin du passé du ressassement et du ressentiment, la danse emporte les corps et accule les consciences au temps présent, à sa joyeuse matérialité : celle du sol, des mains qui claquent, des pieds qui tapent, des prises de mains, de hanches, d'épaules. Il y a ces moments où Ginger, enveloppée dans le rythme d'Astaire, joue la délicieuse surprise de la femme qui n'en espérait pas autant. Parfois la danse semble n'être qu'une façon de voler, d'éprouver sa propre vitesse en s'appuyant sur un autre corps, sur une vitesse partenaire. C'est ce qui rend la vraie comédie musicale si évidente à nos coeurs : il ne nous est pas aberrant du point de vue de la vraisemblance de penser que deux personnages jusque là inconnus l'un à l'autre dansent à l'unisson, connaissent les pas que l'autre improvise: c'est un corps qui s'est mis, non sans progression, au diapason de l'autre. Ginger Rogers et Fred Astaire ne dansent pas tant à l'unisson parce qu'ils se sont entraînés, que parce que la comédie musicale pose que l'accord est d'abord une affaire de corps. L'idéal de la comédie musicale serait un monde silencieux (le long silence de 18 minutes du ballet d'Un Américain à Paris) où le corps éprouverait les vérités et ne prêterait plus sa voix aux blessures de la parole.

Le monde est mobilisé par les forces du présent, en témoigne l'onirisme exalté de certaines scènes de Chantons sous la pluie: l'horizon est fait d'aplats colorés, un horizon plein et en même temps vidé par la couleur. Le film est, entre autres, la trame-prétexte à une circulation de rêves qui s'assimilent à des décors devant lesquels la silhouette de la femme viendrait parfaitement se découper. Loin de la pollution des objets du monde, la danse est ce qui peut aussi arracher le corps au contexte, en repréciser les contours; c'est le monde qui finit de se découper sur fond de corps.
Le désir est fondamentalement image. Tout fout le camp en présence de l'objet du désir, l'image se vide et essaye de voir jusqu'où elle peut se vider en signifiant encore."La raréfaction c'est l'art du cinéma. On sait que l'image veut dire quelque chose quand il n'y a pas grand chose dedans."(Jean-Pierre Beauviala dans le dernier Cahiers du cinéma n°672). "Hémorragier" les images, voilà la belle mission du cinéma hollywoodien. Le rêve-Debbie Reynolds et le rêve-Cyd Charisse : un fond, un corps, Bazin en reprendra l'image parfaite pour illustrer un article sur l'érotisme au cinéma.
De Chantons sous la pluie on retiendra deux forces : celle de la danse et celle de la couleur. Puisque la joie ne fait pas de nous des êtres intériorisés, rien qui ne soit intérieur ne saurait être gardé pour soi. De Minnelli à Donen, la couleur figure le mode approprié par lequel peuvent surgir nos tonalités, nos attitudes qui s'étalent à la surface des objets : l'apparence colorée fait surgir les significations, ce n'est plus moi qui les prête aux objets mais le monde qui le fait pour moi. La robe verte de Cyd Charisse exprime le délice vénéneux du désir, le ciel lilas, un monde déformé par la douceur. La sensation colorée devient la loi de l'instant, elle envahit le monde, devient l'exacte concrétisation de la façon dont les personnages le perçoivent. Après avoir vu Chantons sous la pluie nous sommes emplis d'émotions colorées, de souvenirs-couleurs, de rouge carmin et de jaune soleil, de rose fuschia qui ont l'inamovible fixité des grands souvenirs. Nous avons l'impression que trois énergies s'avançaient parallèlement : le chant,  la danse, la couleur.


Les amis de Sandy (Newton-Jones) et Danny (Travolta) se font de plus en plus insistants pour connaître les détails de leur romance d'été, l'un comme l'autre est en même temps pris dans l'incommunicabilité de ce souvenir et dans l'obligation de le divulguer aux amis. Leurs paroles sont entrecoupées de "Tell me more, tell me more..." qui relancent les confidences des deux amoureux. L'hyperprésence du corps dansant le rend disposé à se faire arracher des confessions. L'absence à l'autre due au souvenir ("Summer nights") à la haine (West Side Story) ou au soupçon (Top Hat, Swing Time) la danse le désamorce, elle qui ne saurait faire autre chose qu'ancrer des présences, et une présence est toujours, fondamentalement, un "oui" concédé à sa place, à son ici et maintenant et à ceux qui le partagent avec nous. Le mouvement de Summer Nights est précisément à rebours de celui de West Side Story : la communion a lieu avant la séparation d'avec le groupe qui fait se réunir le visage de Sandy en surimpression sur le ciel de Danny, chacun étant le souvenir léger mais obsédant de l'autre.


De la joie à la danse il n'y a qu'un pas. La danse n'est jamais motivée seulement par elle-même, elle surgit d'un affect porté à son sommet qui, impossible à contenir et commençant de déborder, se module et se déverse par le détour de la gestuelle. Dans l'explosion organisée que la danse figure il y a une pure joie d'être, un bavardage d'un corps heureux qui en viendrait à donner à chacun de ses gestes quotidiens une extension dansée. Si la tristesse est une tonalité qui travaille l'atmosphère et la lumière (le monde se colore de tristesse, devient monde-triste), la joie, elle, s'incarne. On ne s'est jamais pensé joyeux sans une certaine palpitation du corps, une fluidification intérieure; la joie est un tempo qu'accompagne une certaine déformation du monde ("I feel pretty"): sous l'emprise de notre chaleur il se plierait un peu plus à nos désirs. Le trottoir sur lequel danse Gene Kelly s'amollit sous ses pas, le parapluie encombrant et l'imposant réverbère s'allègent, deviennent compagnons de danse, les passants sont les témoins stupéfiés d'un bonheur qui fait du monde le complice de son emportement, d'un coin à l'autre de la rue et du monde il n'y a qu'un pas de danse. La danse de Gene Kelly est fait de raidissement du corps, de mouvements autant que de pauses, il semble devoir s'arrêter pour éprouver sa danse toute intérieure, goûter la chaleur qui lui remonte le long de la colonne vertébrale. Sillonnant à grandes enjambées la chaussée, saute dans les flaques d'eau, parcourt et circonscrit le territoire de son paradis en surface et en profondeur.


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