lundi 11 avril 2011

Le Pari hollywoodien - Notes sur le malentendu au cinéma

"L'amour aussi doit être appris."
Nietzsche - Le Gai Savoir

1 - Une femme rejoignant son mari dans un hôtel à New-York et tenant à lui faire la surprise de sa venue tombe nez à nez avec sa "voisine" en petite tenue dans sa suite. (La brune brûlante - Leo McCarey, 1958)
2 - Une femme apprend qu'elle se fait draguer par un homme qui n'est pas célibataire mais n'est autre que le mari de son amie. (Top Hat - Mark Sandrich, 1935)
3 - Un homme en veut encore à sa femme de l'avoir trompé avec son meilleur ami. (La chatte sur un toit brûlant - Richard Brooks, 1958)
Ces trois situations sont tirées de trois films qui n'ont, a priori, rien à se dire si ce n'est que leurs intrigues se construisent toutes autour d'une infidélité qui s'avère n'être rien d'autre qu'un malentendu -notons que cet article est motivé par le fait qu'un millier d'autres films parlent précisément de la même chose et qu'il nous apparaît que par ce thème persistant quelque chose veut être dit par ces films. Quelque chose à été donc mal entendu et qui devra être réexpliqué, une parole devra en défaire une autre. L'histoire du film sera celle de la reconstruction d'un couple par la reconstruction d'une innocence, du retour à la sérénité initiale, celle qui ne méritait pas que l'on fasse un film sur elle mais qui dès lors qu'elle se trouve menacée par le soupçon d'une infidélité, commence de nous intéresser parce qu'il s'agit de pénétrer le domaine beaucoup plus problématique et intéressant de la reprise, c'est-à-dire du renouvellement du même, d'une confirmation de ce qui a été déjà affirmé et qui est à présent menacé. Le couple du malentendu n'est pas celui de la comédie romantique, il n'est pas dans un rapport neuf et surprenant au monde, il n'est pas excité à l'idée d'être engagé, d'être deux, mais il est revenu de tout, surtout de l'engagement, par l'habitude il en a oublié le sens même de ce mot, s'enlisant dans ce qu'il y a de pâteux à être deux, le couple s'apprête à vivre une aventure telle qu'il s'extirpera de la pâte de l'habitude pour de bon.
L'homme n'a pas trompé sa femme avec sa voisine, le mari de son amie et l'homme qui la draguait n'était pas la même personne, la femme n'a jamais trompé son mari avec son meilleur ami, bref, ce que l'on découvre à l'issue du film, c'est que l'infidélité devient une impossibilité: même en réunissant les preuves de la tromperie, ce ne sont pas les preuves qui font l'infidèle: il suffit que le trompé nie une version des faits (et du monde) parlant contre son conjoint pour que celui-ci s'avère être innocent. La vérité du couple ne menace jamais le couple, elle est à la fois indépendante et rivale par rapport à la vérité du monde qui semble vouloir crier que cet homme, cette femme, a bien trompé, puisqu'il en apporte et en élabore toutes les preuves et toute la cohérence pour soutenir son attaque. Deux questions se posent alors : pourquoi l'infidèle tarde-t-il à se faire reconnaître comme innocent? Pourquoi le moment de l'explication, le moment où le présumé coupable trouve le moment de se défendre, vient-il si tard dans le film? Dans de nombreux cas les preuves sont faciles à rassembler, mais c'est comme si le présumé coupable comprenait qu'il a des choses à se reprocher, ne serait-ce que la possibilité toujours ouverte de tromper l'autre, "je comprends que tu me reproches le mal que je suis toujours capable de te faire". C'est comme s'il fallait en vivre encore un peu plus ensemble pour que l'accusateur soit en mesure de recevoir ce que l'accusé a à dire. Ce que s'apprêtent à comprendre les deux personnages est une leçon qui ne peut se comprendre qu'à deux et qui n'a rien d'évident, de facile, mais qui est de l'ordre d'une discrète et calme révélation.

Le temps du film est le temps d'un écartèlement où les conjoints se trouvent comme placés à deux extrémités du monde, distance infinie que met entre eux la rancoeur de la tromperie: le trompé fait la sourde oreille devant les gesticulations du présumé coupable. Se savoir innocent ne suffit plus si l'autre ne reconnaît pas cette innocence, l'autre a désormais tout du coupable allant jusqu'à intérioriser la culpabilité qu'on lui prête. Les faits témoignent de sa culpabilité, et tout durant le film se déroule comme si précisément l'infidèle présumé l'avait réellement été. L'écran s'ouvre grand sur la version du monde du conjoint trompé, tout ne devient plus qu'indices, preuves accumulées, ce qui fera la différence ne sera donc pas de l'ordre de l'image puisque l'image accuse, mais de l'ordre de la parole. Voir cette séquence dans Top Hat où l'on assiste d'abord à une scène depuis le point de vue de Ginger Rogers avec un lustre parasitant son champ de vision et qui lui dissimule la vérité de la scène; à sa suite, la même scène du point de vue qu'elle aurait du avoir, scène-clé qui enclenche le malentendu et qui démontre bien qu'il suffit d'un rien, d'une vision d'optique, d'un rien insidieux pour qu'un couple en devenir se fragilise.
Ce qui se joue dans ces malentendus c' est une guerre des versions du monde, est-ce que le couple va obéir aux lois du monde et se dissoudre dans la froide objectivité de ses preuves ou se sauver par sa propre loi? Le combat est encore plus pervers du fait que le monde divise pour mieux régner en faisant passer son affrontement contre le couple pour un affrontement ayant lieu entre les deux conjoints qu'il oppose. S'il faut que je sois reconnu par l'autre c'est que tout seul nous ne pouvons rien affirmer, mais à deux nous pouvons former une île comme un monde et vivre de notre propre cohérence, de nos propres affirmations. Il y a une distance d'abord insurmontable qui sépare ces deux êtres qui s'aiment mais sont comme empêchés parce que pris dans ce rapport inégal qu'institue la relation de victime et d'accusé.
Qu'est-ce qui nous permettra de nous rejoindre? La distance posée entre les deux êtres se dissout magiquement dès lors que le couple s'explique, elle n'est pas une distance spatiale ce qui veut dire que le couple ne se définit pas seulement par le fait que ces deux êtres vivent ensemble, cela ne suffit pas, tout se passe comme si cela ne suffisait plus. Taylor et Newman, vivant pourtant ensemble, ne se parlent plus, Taylor est résolue à reconstruire le lien rompu avec Newman, dans une réplique imagée elle lui fait comprendre qu'elle ne le lâchera pas, que la chatte sur le toit brûlant compte bien y rester. La distance est donc d'ordre temporelle, cette distance c'est le chemin à parcourir jusqu'au moment de notre explication, au moment où nous nous rejoignons dans la parole. Pourquoi s'expliquer? Parce que ce qui a permis que le soupçon nous menace c'est que nous avons oublié ce qu'était le couple: deux personnes qui se sont expliqués et qui s'expliqueront encore, inlassablement. Au début de la Brune brûlante Newman et Woodward sont clairement en train de se perdre de vue et ne trouvent plus le temps de se retrouver, Woodward propose de passer un week-end en amoureux, Newman tente de se mettre d'accord sur un jour et Woodward se rend compte qu'aucun ne lui convient, qu'il y a tel rendez vous chez le dentiste lundi, telle réunion du comité le mardi. Malgré leur bonne volonté c'est le monde qui les sépare, ils peuvent se faire tous les baisers du monde, se dire qu'ils s'aiment s'en prendre acte de ce que cela veut bien pouvoir dire, une distance se trame derrière eux et à laquelle ils ne pourront échapper. Un couple a toujours été l'histoire de deux êtres qui se sont expliqués, qui ont eu ce temps-là, cette envie là, de tout se dire, de mettre en commun pour que le monde ressemble à quelque chose, pour que le monde ait un visage, celui qu'on lui aura prêté à deux. L'expérience du soupçon les rappelle à l'imprudence que cela a été de vouloir penser que ce mouvement vers l'explication pouvait cesser un jour. S'expliquer fait l'objet d'un désir et non pas d'un effort, mais à un certain moment il y a un effort à produire pour retrouver ce désir qui lentement se trouve grignoté par l'habitude et la vie pratique où à force de faussement se côtoyer, de croire que nous nous côtoyons par la seule proximité des corps, nous nous perdons de vue. Entre toi et moi il y a une montagne d'obstacles insurmontable parce que nous ne les avons pas envisagés comme obstacles, il y a les enfants , il y a le fait que nous nous parlons plus, l'affairement factice et les malentendus restés inexpliqués. C'est en surmontant l'obstacle ultime, celui qui menace la possibilité même du couple, le soupçon d'infidélité, que se dissiperont tous les autres ainsi que la poussière accumulée sur le projet initial que fut notre relation. C'est l'infidélité qui permet de me rappeler ce que tu es en train de trahir, qui me rappelle à l'idéal de notre couple. En tant que couple on ne saurait en finir de s'expliquer, on ne saurait dissoudre l'étrange(re)té irréductible du conjoint en prenant pour acquis le fait que nous nous sommes expliqués un jour, le couple est a recommencé éternellement, non pas par n'importe quelle attention mais par l'attention que suppose le fait de s'écouter et de se répondre; attention et écoute que le cinéma hollywoodien met clairement en scène dans ses screwball comedies.
Le soupçon est l'expérience d'avant l'explication, d'avant le couple, celle qui nous rappelle à la prudence soupçonneuse de notre solitude. Ce qui m'épuise dans ta tromperie c'est que je pensais pouvoir baisser la garde avec toi et que tu m'apprends que j'ai été naïve, que je vais devoir perdre ma naïveté paresseuse, la fidélité acquise par habitude, la non-occasion de te tromper, ce rapport de fidélité passive, pour réinvestir la méfiance. Si le malentendu se résout dans l'explication c'est parce que l'explication est le régime du couple, il est un idéal de société, un idéal de rapport. S'expliquer ne veut pas dire "tu n'es pas dans ma tête je dois donc justifier tout ce que je fais, te mettre au courant de ma façon d'agir pour que tu me cernes", ce n'est pas un rapport coupable à l'autre mais précisément une confidence sans prudence ni réserve à celui qui pourtant ne sera jamais un autre moi même. C'est parce que tu es très étrange et très autre que nous devons nous dire tout afin de réduire la distance pourtant insurmontable; l'explication est ici la fiction par laquelle passe le pari du couple.
Du fond de leurs solitudes les personnages se pensant trompés font confiance à ce qu'ils entendent rapporté d'un tiers "je l'ai vu avec untel", à ce qu'ils voient, à ce qu'il y a de plus extérieur au couple. La fidélité de leur conjoint(e) n'est pas ce qui leur vient en premier, ils sont tout à ce premier réflexe de méfiance, "j'en étais sûre", "je le savais", "ce que tu viens de faire explique tout", comme si chacun trouvait dans cette infidélité le motif d'une rancoeur plus large, d'une rancoeur d'abord larvée et qui a à présent toutes les raisons de se déployer. C'est la rancoeur qu'ils ont à l'idée que l'autre s'obstine à être irréductiblement autre dans l'imprévisibilité prévisible de ses trahisons, de sa fatigante altérité : dès lors que je tourne le dos il s'empresse de me tromper, de permettre une dissonance dans la cohérence de notre version des choses. Ce serait se tromper que de penser que c'est la loi du couple qui est transgressée, la loi négative, restrictive qui dit : je ne coucherai pas avec un autre, ce qui est transgressé c'est cette autre loi voulant que je m'explique toujours avec toi. Ce dont rend compte la fin du film c'est que l'infidélité revêt deux sens, elle n'est finalement pas du côté que l'on pensait, c'est celui qui se pensait trompé qui trompait l'autre en le pensant capable de tromper.
Ce que met au jour l'explication c'est le projet en forme de pari qu'est le couple, un pari qui ne connaît pas de répit mais qui présuppose une vigilance accrue, constante, non pas sous forme de surveillance mais sous forme d'attention. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de sérénité du couple mais que précisément cette sérénité est une infatigable reconquête de notre vie en commun, il a été illusoire de croire que cela devait passer par une proximité de nos modes de vie, un même toit qui ne serait pas tissé de paroles et d'histoires.


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