dimanche 4 mars 2012

D'un désespoir tranquille / Chronicle de Josh Trank


Du fin fond du ciel jusqu'au canapé du salon, Chronicle retrace les grands mouvements d'un rêve adolescent. Un jeune garçon s'enfonce dans le ciel étoilé, fait léviter une caméra au-dessus de ses copains éreintés d'avoir vécu la plus belle journée de leur vie (scène magnifique), la fait aussi léviter plus tard au-dessus de lui, lorsqu'il enfile la tenue de pompier de son père en écoutant Bowie - la scène évoque étrangement une sorte de rituel pré-massacre de Columbine. Toutes ces scènes n'existent aux yeux d'Andrew que parce qu'elles sont filmées.
Si Andrew filme toute sa vie, cette idée n'est pas vécue comme un ultime remède, il la filme, c'est tout, et toutes les images qu'il récolte sont frappées de la même tristesse : juste des images, et cet oeil témoin ne peut rien pour lui et il n'y a pas des millions de spectateurs, comme il le dira à sa mère pour rigoler, au mieux cela installera une distance, comme lui dira son ami.
Et l'on voit très bien en quoi filmer sa vie n'instaure pas seulement distance mais une consolation (on ne console que quand la distance est impossible) : une façon d'inclure les autres, de présupposer les autres en se rendant visible, ceux qui potentiellement peuvent me regarder, ceux qui me regardent, ils existent, et je les rejoins dans leur distance par rapport à ma vie.
C'est donc un rêve de distance et de regard. Un rêve que la jeunesse américaine côtoie depuis qu'elle se regarde dans l'émission culte MTV Made. Pour la présenter rapidement on s'en tiendra aux promesses trouver sur le site officiel de l'émission: " MADE transforme la vie d'adolescents transparents pour leur redonner confiance en eux", entendre par là : les rendre visible à eux-mêmes. Soit une sorte de coaching sous forme de journal intime filmé. Un coach débarque au milieu d'un cours de l'heureux élu pour lui changer la vie, autour les élèves ne bronchent pas, comme habitués à voir débarquer des hurluberlus au lycée, un peu comme si tous les adolescents américains étaient passés entre les mains d'MTV Made.
Chronicle n'est pas autre chose que ça, une autre caméra qu'on allume pour faire écran à ce désespoir tranquille, la grande affaire du cinéma américain. Ici pas de coach surgissant de nulle part, mais une force inarticulée, qui sert à rien comme à tout : soulever des objets, plier le monde, intensifier les moments : de vraies gloires, de vraies colères dont les applaudissements ou le fracas ne recouvrent jamais assez celui de sa propre vie. Andrew ne sort pas de lui-même, mais s'y enracine encore plus.

Le remède d'Andrew ne consiste donc pas tant à améliorer sa vie ou à la changer par ce nouveau pouvoir qu'à tout simplement la filmer : s'engouffrer dans le ciel étoilé - lieu idéal du chagrin des petits ados- pour ne plus seulement le regarder, avoir des accès de colère, s'isoler, frapper, renverser, mais à la condition que cela soit filmé : seul mais vu seul, énervé mais vu énervé, passer de la transparence du désespoir à sa visibilité, donc à l'héroïsme du désespoir, et par là se permettre d'embrayer sur la colère, parce qu'on se sera vu désespéré. Mais aussi contenir le désespoir, lui assigner des limites en le filmant comme pour le dissocier de soi-même.
Peut-être pourrait-on aller jusqu'à dire que c'est le fait de filmer qui fait advenir les super-pouvoirs. Si la colère d'Andrew décuple (sa vie n'a pas changé, seule sa force), ce n'est pas parce que tout va encore plus mal, ni seulement parce qu'il commence à acquérir la pleine maîtrise de son pouvoir, c'est aussi et surtout parce qu'il se filme, et que cela l'oblige à la surenchère, à la représentation, comme monte la difficulté de son petit spectacle de prestidigitation, sorte de film retraçant le parcours du film : commencement maladroit et fin virtuose.
 Filmer, c'est pour Andrew rendre digne d'être filmé, même les recoins les plus sinistres, Andrew se les repasse comme on se persuaderait d'avoir entre les mains une bonne émission, comme on s'obligerait à penser que cette tristesse n'était pas pour rien, n'était pas inutile, ne tombait pas dans le grand trou noir de la quotidienneté qui avale la vie pour ne jamais la recracher; filmer c'est donc recracher. La grande peur adolescente de vivre un moment pour rien, c'est-à-dire pour personne d'autre que pour soi-même, c'est ce dont parle Chronicle, faisant un film qui ne tient qu'à l'acharnement des jeunes à vouloir se filmer, une caméra prenant le relais d'une autre, jusqu'aux caméras de surveillance (caméra objective des adultes versus caméra subjective des ados), jusqu'à ce beau personnage de la jeune fille qui "filme pour son blog", beaucoup plus perverse en ce qu'elle semble savoir de quelle obscénité relève cette obsession banalisée.
Arrêter de filmer c'est presque mourir, d'ailleurs à chaque fois que la caméra s'éteint ou subit un choc cela coïncide toujours avec un risque, un moment où on se demande si nos jeunes héros sont encore vivants. Recouvrir le monde, l'habiller (/l'abîmer) d'images, "couvrir un événement" jusqu'à la nausée, sauter d'une image à une autre en évitant de glisser dans l'interstice du sans-image comme on marcherait sur les bandes blanches du passage piéton au risque de tomber dans un gouffre, l'image, la preuve incontestable de la vie, et l'absence d'image laisse la place au doute quant à savoir s'il y a de la vie même sans images; on n'en sera jamais sûr. Cette absence a tout d'un cauchemar anonyme, a tout de la mort.

4 commentaires:

  1. Totalement d'accord avec ce que vous développez ici. J'étais presque surpris que personne ne semble vraiment parler de cet aspect essentiel du film (et qui m'a personnellement bouleversé).
    J'en profite pour vous dire que j'aime beaucoup votre blog. (J'avais déjà essayé de vous laisser un commentaire sur votre très beau billet sur "Take Shelter" mais n'y étais pas parvenu. Je croise les doigts pour cette fois !)
    D&D

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  2. Merci D&D. Je suis, moi aussi, totalement d'accord avec vous : c'est bouleversant et je pense aussi que c'est le sujet principal du film.

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  3. Je suis également d'accord avec vous, l'article est très juste.
    Que pensez-vous de la théorie qui voudrait que le super-pouvoir soit une métaphore pour la drogue (j'avais lu ça dans un article de Rue 89) ?

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  4. Je trouve cette idée un peu excessive.

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