vendredi 23 septembre 2011

L'enfance retrouvée / Super 8 de J.J. Abrams

Merci à Guillaume
Le compteur d’une fonderie annonçant 784 jours depuis le dernier accident est remis à zéro, un jeune garçon assis sur une balançoire manie entre ses doigts un médaillon à l’intérieur duquel se trouve la photo d’un visage nous souriant depuis le passé : la mère de Joe est morte. Ces quelques plans nous présentent les signes d’une absence faite de discrets ajustements, comme une présence se retirant à pas feutrés. Dès les premières scènes de Super 8 on se sent immédiatement pris, non sans soulagement, dans les filets d’une histoire qui ne requerra de nous aucun cynisme, aucune ironie. C'est que le film impose rapidement son premier degré et le goût retrouvé d’une enfance de spectateur cherchant à chaque plan la promesse d’une histoire, d’une identification. S’il y a effet de distance, réflexivité, celles-ci resteront l’apanage du héros par rapport à ses aventures. Plus que d’être un film pour enfants, Super 8 est un film sur l’enfance comme rapport au monde et au cinéma.
Quel peut bien être le point commun entre la mort de la mère de notre héros et le déraillement d’un train qui fera advenir une série de phénomènes irrationnels ? Le lien est d’ordre causal : la disparition de la mère de Joe prépare et ouvre la voie à l’apparition du monstre. La ville est autant nostalgique de sa tranquillité que l’est Joe de la présence de sa mère dont il n’avait jamais envisagé d’en discuter l’éternité. Joe nous apparaît pour la première fois le jour de l’enterrement, solitaire sur sa balançoire, entouré de la blancheur d’un espace infini qui semble incarner l’accès de sa pensée à quelque chose de trop grand pour lui. Les invités, protégés par les cloisons de la maison, plaignent depuis la fenêtre l’enfant lesté du fardeau de l’absence.
L’éveil à la vie et au monde travaille à même les plans : la caméra ne cesse de se détourner du centre de l'action pour le recréer en face, en cadrant les visages de Joe et de ses amis. Le centre de l’attention devenant l’attention même : attention au désastre, au visage de l’amour, aux images de la mère, à la figure du monstre. Images du monde qui gagnent en étrangeté et en opacité à force d’être scrutées, tellement investies d’émotion par Joe qu’elles n’en deviennent jamais lisibles mais obligent toujours le héros à n’en apprendre que sur lui-même sans jamais résoudre la frémissante présence de l’altérité. Joe expérimente un monde de premières fois où il coïncide toujours avec le moment en ne cessant d’être pris dans les tentacules d’une compréhension émotionnelle, sans intermédiaire. Le visage se laisse affecter sans réserve ni zone d’ombre par la luminosité de l'écran, lumière qui ne cesse d’exister dans son opposition avec l’obscurité, à la manière de ces lampes torches omniprésentes, ces phares de voitures, ces images projetées sur l’écran. Ces faisceaux de lumière c
irconscrivent un espace de voyance, de clarté clandestine, symbole même de la curiosité inassouvie des enfants partant à la recherche de la vérité concernant les événements irrationnels qui touchent la ville, témoins privilégiés, choisis, de l’accident de train qui les inaugure. Cette quête, ils ne peuvent raisonnablement la laisser aux adultes quand les quelques habitants qui s’expriment viennent à en accuser les Soviétiques ou le voisin;. Les enfants y voient la promesse impossible à ignorer, même dans la peur, d'une aventure : ils ne réduisent jamais la hauteur de l’irrationnel mais travaille à l’atteindre.
Entre l’enfance lumineuse et la mesquinerie adulte se situe l’adolescence à laquelle Abrams concède quelques scènes qui sont autant de moyens de dépeindre une décennie : visages détournés du désastre par les tubes de la fin des années 70 et la récente émergence du Walkman. L’adolescence est présentée dans sa surdité et son autisme au monde, inattentive aux fracas de la catastrophe au profit d’un repli sur un monde d’affaires amoureuses et de soirées qui nous suggère la possibilité d’un teen movie qui se tramerait tout à côté et contre lequel Super 8 ne cesse de se démarquer, lui opposant le génie impétueux de l’enfance.

Dans ses entretiens, Truffaut constatait : « C’est très délicat, ce me semble, de faire mourir un enfant dans un film, on frôle l’abus de pouvoir du cinéma » à quoi répondait Hitchcock « Je suis d’accord, c’est une grave erreur ». Impossibilité cinématographique, tabou scénaristique qui dans le cinéma pour enfants possède sa fonction en exigeant du film qu’il travaille les devenirs d
e ses héros plutôt que leur survie. Le propos devient alors nettement plus essentiel parce qu’existentiel, il ne concernera pas la vie et la survie ponctuelle, mais l’émergence permanente d’une conscience ; un enfant ne meurt pas, il grandit. L’enjeu est ainsi déplacé par cette subtilité codifiée qui ne nous fait jamais redouter la mort des héros, invincibles parce qu’enfants, et qui s’incarne tout à fait dans ce sentiment d’impunité propice à l’aventure qu’intériorise le petit noyau d’amis. Lors d’une scène, la bande se trouve embarquée par l’armée et s’interroge sur son futur proche, Charles s’exclame « On ne nous tuera pas. Parce qu’on est des enfants », phrase qui peut être comprise comme « l’armée ne nous tuera pas », mais aussi « le cinéma non plus », et qui finit d’être interrompue sinon ridiculisée par le renversement du bus, comme une menace se profilant sur cette impossibilité.
C’est que deux acceptions de la mort intéressent et travaillent Super 8, parce qu’il ne se situe jamais au seul niveau de l’action pure mais assume toujours avec lui le niveau de la conscience. Le film ne parle pas tant de la peur la mort effective que de la mort comme engendrant une perte, une béance, et de la façon dont chacun s’arrange avec elle. L’absence, le deuil et les regrets hantent les personnages et en font êtres de ressentiment, des inconsolables. Le film de zombie filmé en super 8 sur lequel travaille le groupe d’amis, mise en scène de la petite mort dans la mise en scène de la grande mort, témoigne de cette première acception ludique, pur spectacle de mort auquel il faut trouver un scénario, prétexte pour engager la jolie Alice Dainard. Mort de cinéma avec laquelle on peut jouer, que l’on peut répéter, qui est affaire de maquillage, de jeu d’acteurs et qui consiste à mourir comme un figurant s’effondrerait. Le face-à-face terrifiant du monstre et de Joe nous présentera la mort enfin envisagée par le héros, qui à la blancheur enneigée d’un instant suspendu et vague où la douleur se fait paysage désolé (la première scène), oppose la noirceur claustrophobique et sans issue de la prise de conscience, cette fois-ci on ne joue plus. Par la menace de sa propre mort Joe ne se doute pas que c’est le deuil qu’il porte en lui qu’il s’apprête à résoudre. La seule phrase qu’il arrive à adresser au monstre finit de tracer une liaison, une amitié d’abord impossible qui ne fait qu’un de deux chagrins, celui du monstre et le sien : « Des choses arrivent, mais la vie continue ». Joe en reste stupéfié, non pas tant parce que le monstre l’épargne que parce qu’il ne pensait pas pouvoir parler pour lui-même en parlant pour la bête. De la même manière, le père de Joe s’en réfère à la même froideur objective des évènements du monde lorsqu’il pardonne au père d’Alice, indirectement responsable de la mort de sa femme, en évoquant le drame comme un simple « accident ».
Dans ce qui doit être la scène la plus bouleversante du film nous voyons le médaillon de la mère de Joe s’échapper de justesse de la poche de l’enfant pour aller intégrer la structure du vaisseau du monstre composé d’objets métalliques appartenant aux habitants. Dans la montée vers le ciel progressive et indifférenciée des objets se trouve le médaillon, objet parmi les objets qui finit de poursuivre visuellement l’idée d’un événement parmi les événements. Si Joe se résout à le lâcher c’est qu’il décharge le fétiche de ses connotations : le poids du deuil est tout transféré en lui-même, le monde est lavé de ses fantômes et de ses monstres ; Joe accepte la sérénité du souvenir. S’inaugure alors le règne du présent et des vivants sans pour autant que ne soit trahit la mémoire des chers disparus. Parents et enfants se retrouvent après la longue traversée d’un deuil, d’une culpabilité, d’un chagrin, d’un ressentiment avec lesquels chacun devait s’arranger tous les jours.
L’enfance comme rapport au monde, comme renouvellement de la perception, est le filtre par lequel le film ne cesse de percevoir ses situations et de construire ses solutions, il se double d’un abandon lucide et consenti à l’émotion, creusant une issue de moins en moins empruntée par le cinéma, et c’est toujours par cette émotion que les personnages, sinon les spectateurs, se rejoignent et communient. Dans sa réussite, Super 8 témoigne du fait avéré mais souvent oublié que les plus belles histoires ne sont jamais que celles de la conscience, là où vieillir pour elle consisterait à dire «j’ai grandi».

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Un très bel article!
    Vous allez plus loin, mais je m'étais aussi posé la question de l'enfance dans Super 8 (avec Tree of life et true grit)

    http://fenetressurcour.blogspot.com/2011/09/une-nouvelle-enfance-du-regard.html

    T.G.

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  2. Bonjour,

    je suis tombée dessus hier, c'est un article excellent. Je trouve ça drôle que vous finissiez sur "L'enfance retrouvée" et que je commence mon article avec ce titre. Je me sentais un peu isolée dans mon approche du film et je suis ravie de voir que nous défendons précisément la même chose à propos de Super 8 : c'est assez rare concernant la critique de films pour qu'on puisse s'en réjouir.

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