mardi 1 juin 2010

gérer le monde

ON THE BOWERY - L. ROGOSIN (1956)


Réflexe sain de spectateur : interroger la part de réalité brute du film, délimiter l'étendue de la fiction dans le docu-fiction, non pas tellement qu'il faille se rassurer, conjurer ce que le film veut nous dire sur la réalité de notre société, mais plutôt que nous exigeons une base certaine sur laquelle fonder nos conclusions et notre indignation, une prise directe avec ce qui se passe devant nos yeux.

On the bowery interroge la nature d'une société dans laquelle peut germer et s'épanouir une telle misère, sur le sens d'une société qui n'est à ce point pas la même pour tous, qui n'a pas la globalité qu'implique logiquement son instauration. Pourtant le choix du film est l'immersion, jamais aucun contraste n'est montré ou dénoncé, tout se joue dans un huis clos au sein du quartier des clochards de Manhattan, toutes les structures citadines leur sont dédiées, les nombreuses scènes dans des bars, autour de l'alcool, font partie intégrante de la misère qui est filmée. Il n'y a pas ce sentiment de révolte brûlante qui habite Come back Africa, pas de réflexion sur une condition sociale précaire de la part de ceux-là même qui la subissent, les hommes utilisent les armes du système qui les oppresse pour s'en sortir, ils cherchent du travail, de l'argent, même si celui-ci doit s'obtenir au détriment des autres clochards. Les corps sont marqués par l'usure d'une vie passée dans la rue et leur résignation est à elle seule un cri qu'est chargé de pousser le spectateur à la place de ceux dont l'apathie a annihilé jusqu'à cette faculté de réaction.

Progression de la misère : l'homme fait son arrivée dans le quartier avec des habits propres et une valise, sa paye en poche lui permet même la générosité un peu dépensière d'offrir des verres aux autres clients du café qui ne se font pas prier pour en profiter. On ignore d'où il vient, ce qu'il veut, tout juste sait-on qu'il est ouvrier et qu'il ne souhaite rester que quelques jours dans le quartier des clochards. L'argent joue alors un rôle d'intégration, le moment autour des verres offerts est bref mais convivial, le payeur est remercié avec insistance et le chacun pour soi se transforme en tous ensemble autour d'une table. Les convives partent rapidement une fois le verre fini, la convivialité est brisée dès lors qu'il n'y a plus cette reconnaissance du ventre, que l'homme pose des limites à sa générosité, limites d'un ordre raisonnable, « je dois dormir quelque part ce soir » etc. Le seul qui reste à ses côtés profitera ensuite de son ivresse pour lui voler sa maigre valise et revendre sa montre, la confiance et l'amitié ne sont jamais vraiment possibles parce qu'elles sont déjà de l'ordre du luxe de la vie installée.

Film militant ? Le militant constate et agit, il agit à son échelle, il combat, il veut réveiller les consciences endormies par la banalité d'une situation dont la persistance n'atténue pourtant pas la gravité. Mais nous ne sommes que les modestes spectateurs d'une modeste critique, s'il s'agit de se demander comment agir la réponse nous échappe forcément. Les rouages mystérieux du grand bateau monde prennent tout leur sens ici et le paradoxe en devient obsédant : la sphère de la misère est tellement massivement à notre portée qu'elle ne peut pas être de notre seule responsabilité, nous ne situons plus très bien pourtant quel genre de superstructure devrait agir. Mais nous réveiller le temps d'un film d'une torpeur saine et légitime a ce mérite responsabilisant de nous faire palper le monde tel que nous l'oublierons toujours un peu.

Épanouissement de la misère : filmer le quartier des clochards pendant trois jours c’est montrer que l'invivable est vivable, qu'il est vécu et que cette capacité morbide d'adaptation de l'être humain, en même temps qu'elle lui permet de continuer à vivre malgré tout, cause aussi son insignifiance progressive, sa douce banalisation. Il y a une esthétique de la misère : le noir et blanc de la saleté, l'obscurité de la crasse, la majesté des structures métalliques aériennes, les visages cassés, les dialogues d'automates.




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