lundi 23 janvier 2012

Quand l'amour dure trois ans

Comment appréhender "L'amour dure trois ans" si ce n'est comme la grosse fête d'anniversaire d'un enfant gâté qui veut voir tous ses copains figurer sur sa photo souvenir ? Un film obscène, précisons : d'une obscénité toute télévisuelle. Beigbeder a cru que la largeur de l'écran ennoblirait la vulgarité de son histoire, de ses sentiments et de ces visages de télévision or c'est tout le contraire, son monde n'y résiste pas. Le visage télévisé d'Ali Baddou ne résiste pas à l'écran de cinéma, ce visage ne tient pas sur l'écran, il glisse, se fissure avec ce goût de hors-sujet, ce goût de "tu n'as rien à faire ici", comme celui de Louise Bourgouin ou celui encore plus vulgaire de Nicolas Bedos. Et c'est bien le drame que porte en lui le film : la télévision n'est pas une question de petit écran mais un état d'esprit transposable au cinéma, dans la vie,  autre mot pour la vulgarité.

Ce qui arrive dans "L'amour dure trois ans" arrive aussi en vrai : la petite pute opportuniste (car c'est comme cela qu'elle nous est présentée) contente de coucher avec Gaspard Proust est dans la réalité une petite pute opportuniste contente de figurer dans le film de Beigbeder, pareil pour Bruckner et Finkielkraut se parodiant eux-mêmes. Lorsque Proust fait venir Michel Legrand au mariage gay de Joey Starr l'émotion n'est pas feinte, le spectacle non plus, ces deux-là, Joey Starr et Legrand, chantent ensemble et tout le monde est ravi non pas par ce que la scène travaille à mettre en place, mais pour la véracité de la scène, pour cette magie du direct retrouvé :  après la télé-spectacle, le cinéma-spectacle. Notons aussi cette scène, où Gaspard Proust, alter ego de notre réalisateur, se voit remettre le prix de Flore : simulacre de ce qui était déjà le simulacre, la gesticulation vide, de la mondanité. Fantôme de fantôme complètement évanescent qui se croit triomphant et qui, pour un moment, l'est effectivement, comme le bruit triomphera toujours sur le silence : un triomphe d'invasion, de prise d'otage.
Que tente Beigbeder par ce film qu'il tentait déjà par son roman si ce n'est de rigidifier par deux fois, de dégrossir les lignes de sa propre vie jusqu'à atteindre cet idéal de perfection qu'est le visage, le paysage serein et purifié sur Photoshop ? De quoi rend compte Beigbeder en passant sa propre vie au tamis d'une telle sublimation, d'abord littéraire puis cinématographique ? Malgré tout son dandysme, toute son intelligence et sa distance Beigbeder ne désire rien d'autres que la publicité, c'est son ciel des idées à lui : le monde profane est d'une réalité diminuée par rapport au monde publicitaire, il sait bien que c'est faux, mais il préfèrera toujours filmer ou décrire un téléphone design Bang and Olufsen plutôt qu'une réalité tristoune.  C'est comme ça que "L'amour dure trois ans" doit se comprendre : non pas comme l'inapplicable idée de l'amour dans le monde profane, mais comme une publicité de l'amour inapplicable, inimitable ici-bas. Beigbeder aime la publicité comme personne ne l'a jamais aimée. Sa distance par rapport à la publicité est en réalité une distance prise par rapport à son amour de la publicité ; le jour où Beigbeder s'en déprendra tout à fait il n'y aura plus de distance à avoir et il parlera d'autre chose, mais pour l'instant il est assez aliéné pour adapter un roman écrit il y a quinze ans : qui pense encore assez, qui supporterait assez ce qu'il a écrit il y a quinze ans pour pouvoir l'adapter au cinéma ?
Ce qui est, au possible, touchant dans le film, c'est le diagnostic que tout cela dessine en creux  : cet amour se rapproche de son objet par toujours plus et encore plus de distance, toujours et encore plus de cynisme en ce qu'il permet à Beigbeder d'entretenir un rapport avec son objet d'amour, une distance qui paradoxalement fusionne avec ce qu'elle critique, ce qu'elle commente. Un commentaire intempestif, un discours amoureux qui n'en finira jamais de rendre présent, par l'aphorisme publicitaire et ces images idéales, ce monde chéri avec une tristesse infinie.

vendredi 6 janvier 2012

Take Shelter de Jeff Nichols



Take Shelter aurait pu être un énième film qui s'offre le vertige facile du "qui a raison ?" laissé en suspens (Shutter Island, Inception) mais s'évite de l'être ou du moins  part comme s'il s'apprêtait à l'être pour finir par boucler -apparemment- son sens. C'est surprenant en même temps qu'apaisant, car ce qui était devenu une surprise ("rêve, réalité, on ne sait pas", etc.) a crée en nous spectateurs l'attente d'une surprise qui n 'en était plus une ("on va bientôt ne pas savoir") dont Take Shelter en figure le dépassement ("ah on sait")
Par la fenêtre ou depuis l'encadrure de l'abri, le film met en scène obssessivement le contrechamp impatient de voir arriver son apocalypse, celle-ci n'est rien d'autre que la clarté d'une image d'un autre ordre que les autres, l'image révélée. Une image révélée est par définition un aboutissement, elle ne peut pas renvoyer à autre chose. Cette image qui daigne se montrer génèrera un autre forme de mystère que celui d'Inception : celui de trouver étonnant et suspect de savoir au cinéma, d'avoir accès à cette image.
Je me souviens de la salle haletante qui poussait des "ooh" à la fin d'Inception, la manipulation avait quelque chose de trop parfait pour ne pas être suspecte : elle était infantilisante, peut-être aussi intéressante voire passionnante pour cette même raison. Il se passe précisément le contraire dans Take Shelter, nous avançons à même hauteur que le film, nous arrivons ensemble à destination, il ne va pas s'engouffrer dans le mystère de son silence car tout y est montré.
En ceci, le film préfigure peut-être (avec A Dangerous method) un retour à ce qu'on appelle classiquement interpréter un film. Un film qui se donne dans la générosité de son évidence, évidence qui, en tant qu'elle appartient au cinéma, n'en est jamais une : le régime de l'image ne sera jamais le régime de cet objet réel qui est devant moi. Au cinéma ce qui est clair et distinct est seulement clair et distinct.
Take Shelter
nous fait ainsi la promesse d'une image, lorsqu'elle apparaît, celle-ci est insatisfaisante : on bute contre ses cyclones qui n'expliquent rien, "il y a des cyclones" voilà tout ce qu'on peut en dire. Alors qu'on devrait en conclure "ces prémonitions étaient vraies, il n'avait pas tort", nous nous demandons : à quel ordre de réalité appartient cette image ? Question dont la réponse fait s'éparpiller le film dans des directions qui éclairent chacune d'une tonalité différente l'ensemble de ses scènes. La limpidité d'un propos ne se confond plus avec une manière d'en finir avec lui mais relance paradoxalement l'initial "on n'en finira jamais" de toute oeuvre digne de ce nom.